
BORDER LINE
Interview de William Friedkin (avril 2006)
Par Derek Woolfenden et Nicolaï Maldavsky
Après Abel Ferrara, Paul Schrader, Paul Verhoeven et Walter Hill, pour ne citer qu’eux parmi les cinéastes les plus symptomatiques de ces dernières décennies, la Cinémathèque française rend hommage et offre la rétrospective intégrale des films d’un non moins mésestimé auteur, William Friedkin, deux ans après celle de Turin. Il faut lire le dernier article en date dans la revue des Cahiers du cinéma pour constater que cet auteur provoque toujours une certaine polémique critique qui, faut le dire, est souvent de mauvaise foi.
Au contraire faisons l’éloge de cette prise de position « courageuse » qui ferait passer Friedkin pour le plus grand réalisateur expérimental américain vivant ! Trop souvent rattaché à des succès aussi bien critiques que commerciaux (French Connection en 1971 et L’Exorciste en 1973), William Friedkin a pourtant réalisé des « films-diversion » pour l’inconscient collectif ou le critique averti. Parmi ces films « martyrs », il faut citer le génial Convoi de la peur (1977), le délirant Police Fédérale, Los Angeles (1985) et le très cynique Deal of the Century (1983).
Mais laissons s’exprimer un cinéaste charmant parce que séducteur qui, sous ses airs courtois et une culture versatile, cache un homme redoutable, suspecté d’être prêt à tout quand il s’engage sur un film, voire même illuminé.
Objectif Cinéma : Comment choisissez-vous (ou non) un projet ?
William Friedkin : Ce sont eux qui me choisissent. Absolument. Je vois un livre ou lis une histoire dans un journal, on m’envoie un script autour d’un sujet qui me plaît ; en tous cas je ne démarche jamais. Je ne suis pas en quête, vous savez ! Mon but principal est même de me reposer. Et alors, très souvent, quelque chose se pointe et il faut que je le fasse. Pourquoi ? Aucune idée ! Je pense qu’il faut utiliser notre temps du mieux que l’on peut, ne pas faire seulement des siestes. Bien que cela soit mon moment le plus créatif ! Mes meilleures idées me viennent quand je suis allongé dans mon lit…
Objectif Cinéma : La plupart du temps, ce sont les rencontres qui font vos films, comme Eddie Egan et Sonny Grosso (French Connection), ou Gerald Petievich (Police Fédérale, Los Angeles).
William Friedkin : C’est vrai. Je rencontre des gens, les trouve intéressants, comprends quelque chose en eux que je veux partager ou mettre à profit dans un film. Chaque film que j’ai fait est différent. Le point de départ n’est pas forcément une idée mais un personnage ; on commence par un personnage et on finit souvent aussi par un personnage.
Objectif Cinéma : À partir de quel moment et comment avez-vous réussi à fusionner vos deux expériences, le documentaire télévisuel et l’adaptation théâtrale ?
William Friedkin : J’ai commencé par faire du direct puis du documentaire, et enfin j’ai glissé naturellement vers le théâtre. Des opportunités se sont présentées. Si ce n’avait pas été le cas, je serais peut-être toujours en train de faire du direct ou du documentaire. Mais certaines de mes réalisations documentaires ont été vues par des producteurs TV et théâtre. Ainsi, ils m’ont demandé de réaliser du dramatique télévisé. C’était donc juste une évolution naturelle. J’ai toujours essayé de mettre à profit mes techniques documentaires à chaque fois que c’était possible, et plus spécialement pour un projet tel que French Connection.
Objectif Cinéma : Est ce que votre travail pour la TV, notamment avec La Cinquième Dimension, vous a-t-il permis un nouveau souffle ?
William Friedkin : J’ai toujours travaillé pour la TV, de temps à autre. Si quelque chose me tente, me plaît, et que c’est pour la TV ou une petite compagnie de théâtre, qu’importe. Je viens juste de diriger une pièce pour une compagnie modeste de Costa Mesa en Californie, et si cela me tente de préparer une pièce dans un sous-sol d’église, cela n’a pas d’importance. La matière reste essentielle. Il faut que cela soit quelque chose qui me tienne à cœur et que je veux mettre sur pieds. Et dans ce cas, peu m’importe où cela se fait, que ce soit pour un film, au théâtre, à l’opéra ou dans un sous-sol d’église.
Objectif Cinéma : Des Garçons de la bande à votre remake de 12 hommes en colère, quels sont les principaux changements dans votre façon de tourner les huis clos ?
William Friedkin : Je ne pense pas qu’il y ait eu tant de changements. J’approche une scène de façon instinctive. Je ne peux vous expliquer pourquoi. Vous placez votre caméra ici, quelqu’un d’autre la placera autrement et ainsi de suite. Dans un petit recoin comme celui où nous sommes, il y aurait une centaine de façons de placer sa caméra mais vous avez décidé, sans trop réfléchir, « je vais la placer là », exactement, à cette hauteur. Elle se retrouve là, c’est de votre fait. Je ne vous ai pas dit de la placer là. Où je décide de poser ma caméra est souvent arbitraire et instinctif, je ne peux l’expliquer. Mais mon approche sur le jeu d’acteurs est la même, depuis mes débuts : obtenir une performance, mais qui ait l’air réaliste. Parce qu’au cinéma, tout n’est que mensonge : des acteurs qui font semblants d’être d’autres personnes, à l’opposé de ce qu’ils sont vraiment. Très souvent, un acteur qui est très timide et introverti, avec lequel il est difficile de communiquer, se révèle être fou et extraverti dans un film. Ils font semblants d’être quelqu’un d’autre. Avec un medium qui se présente d’office comme un mensonge, j’essaye d’accomplir le plus de vérité possible : un jeu naturel, non stylisé. C’est la raison pour laquelle je ne pense pas avoir fait de films historiques où le style aurait été différent, comme adapter Shakespeare par exemple. Je n’aurais pu respecter ce réalisme avec Shakespaeare ou avec une histoire en costumes. Je préfère m’occuper d’histoires contemporaines, où je pense comprendre les personnages, et où je veux que les acteurs en fassent le moins possible.
Objectif Cinéma : Depuis French Connection, où vous avez tenté de surpasser le défi imposé par la course de voitures de Bullitt, vous semblez obsédé par les poursuites en voiture. Comment les écrivez-vous ?
William Friedkin : J’étais inspiré par le dispositif. Premièrement, j’avais vu Bullitt. J’aimais beaucoup le film, mais n’étais pas tant impressionné que cela par la scène de poursuite. Aussi, je savais tout simplement qu’ils avaient vidé les rues, viré tout le monde hors du parcours, et conduit les voitures à grande vitesse. J’ai alors pensé : pour réaliser French Connection, il faut de la foule dans les rues, surtout pas de rues désertes. Je ne voulais pas non plus d’une voiture coursant une autre voiture. Que faire alors ? Quand vous vous baladez dans New York, vous entendez le métro (ndlr : en français dans le texte), vous voyez des lignes aériennes. Et ceci m’a donné l’idée d’une voiture poursuivant quelqu’un en métro. Ce qui était quelque chose d’intrinsèque, de très particulier à New York. Si l’action s’était déroulée à Los Angeles, comme pour Police Fédérale, Los Angeles, je n’aurais pas pu réaliser ce type de poursuite. Au sujet de la poursuite dans Jade, j’ai pensé que ce serait intéressant de faire une poursuite avec des voitures roulant très lentement, au cœur d’un défilé énorme, un peu comme la manifestation qui a eu lieu à Paris mercredi dernier… Je pensais que cela pouvait être intéressant : deux personnes se poursuivant alors que quelque chose d’autre se passe.
Objectif Cinéma : Et pour Traqué ?
William Friedkin : La poursuite dans Traqué vient juste de la présence d’un pont particulier et d’un tramway à Portland, dans l’Oregon. Encore une fois, cela n’aurait pu être tourné ailleurs. Je pense maintenant avoir réalisé toutes les poursuites possibles, elles sont tellement plus faciles aujourd’hui avec les technologies informatiques. Un film comme Mission Impossible offre des poursuites incroyablement plus dangereuses que tout ce que j’ai pu faire, mais c’est réalisé par ordinateur. Mais quand je tournais ce genre de scènes, il fallait y aller, les faire pour de vrai. Vous ne pouviez pas les “programmer”.
Objectif Cinéma : Pouvez-vous développer l’importance des poursuites dans la structure dramatique de vos films ? En effet, celles-ci se situent souvent après une bonne moitié du film, pour ne pas dire presque à la fin. Pourquoi ?
William Friedkin : Ces poursuites en disent beaucoup sur les personnages impliqués. La poursuite devient une métaphore de la personnalité de ces personnages, sans paroles. Une poursuite est quelque chose de singulier, d’unique dans le cinéma. Cela ne peut se faire dans un livre, un roman ou un poème. Tu ne peux pas le faire non plus en photographie, en peinture, ou sur scène. C’est particulier au cinéma, cela fait partie de l’art du langage cinématographique.
Objectif Cinéma : À propos de ces personnages, vous avez souvent affirmé que vous ne les jugiez aucunement, même que « vous suspendiez votre jugement ». Vous semblez également rejeter toute empathie vis-à-vis d’eux.
William Friedkin : Pas de l’empathie. Je les présente juste comme ils sont. J’arrive à un point où je m’investis moins dans une histoire que juste dans un personnage. Des influences comme Samuel Beckett et Harold Pinter m’ont appris que l’on ne sait rien sur les personnages, ils ne font que parler simplement, discuter, mentent peut-être. Ce qu’ils disent n’est peut-être pas la vérité. On a que très peu d’indices pour savoir qui ils sont vraiment ou ce qu’ils pensent. Il n’y que leur comportement et ce qu’ils disent. Et c’est mon regard sur eux, sans une valeur de jugement. C’est ce qu’ils disent, cela peut être faux, mais c’est ce qu’ils ressentent. Les films que j’ai réalisés se sont toujours éloignés de plus en plus de l’histoire, en faveur de la description pure d’un personnage. Traqué raconte moins une histoire que la nature de ceux qui combattent dans les guerres, comment ont-ils été affectés par ce qu’ils y ont fait.
Objectif Cinéma : Mais Tommy Lee Jones ? Vous semblez accorder beaucoup d’humanisme à ses personnages dans L’Enfer du devoir et Traqué.
William Friedkin : Mais c’est lui ! C’EST Tommy Lee Jones ! Il existe certains acteurs, quels que soient les rôles que vous leur écrivez, ils offrent au public quelque chose d’intérieur à eux-mêmes. Peu importe ce qu’ils jouent. Même quand Tommy Lee Jones interprète un méchant, un sale type, il y a une certaine humanité en lui, souvent torturée, tordue. De tous les acteurs avec lesquels j’ai travaillé, Tommy Lee Jones est celui qui offre le plus une part de lui-même. Plus que Gene Hackman, plus que Pacino. Tommy Lee Jones est comme…une plaie ouverte. Et lorsque vous examinez le plus simple de ses mouvements, vous pouvez voir à l’intérieur de son cœur et sa vraie nature. Peu d’acteurs savent faire cela.
Objectif Cinéma : Pouvez-vous nous parler de l’improvisation, lors du tournage mais aussi dans la direction des acteurs ou encore le montage ?
William Friedkin : Commençons par le montage. Le montage me permet de couper juste au photogramme où une horreur apparaît, comme un micro dans le plan ou un non-figurant dans l’arrière champ qui fixe la caméra. Alors, je coupe avant de laisser cela apparaître. Je n’ai aucune idée de montage au début. Je n’utilise l’improvisation que pour faire en sorte que les acteurs pensent et parlent comme leurs personnages, au-delà du scénario, qu’ils adoptent un état d’esprit propre à leurs personnages. Malgré un excellent scénario, il n’est pas toujours dit tout ce que le personnage pense. Il est bénéfique pour les acteurs de penser comme leurs personnages selon différentes situations. Mais je ne filme que rarement ça. C’est juste un exercice. Je ne pense pas que quiconque n’ait jamais largement improvisé dans un film. Mais c’est un très bon exercice de préparation.
Objectif Cinéma : Et Enrique Bravo dans French Connection? Vos collaborateurs autres que les acteurs. Comment faites-vous les improviser, à l’exception d’Enrique Bravo ?
William Friedkin : Enrique Bravo est le cameraman. Et c’est vrai que j’ai beaucoup utilisé l’improvisation avec mes équipes. Beaucoup. Ce qui se passe : j’installe la scène avec les acteurs puis l’explique au directeur de la photographie pour qu’il sache où installer ses lumières. Mais je ne dévoile rien au caméraman. Il connaît juste l’emplacement approximatif des acteurs, mais ne sait pas s’ils vont sortir par cette porte, s’asseoir, se lever… Il n’a pas idée de ce qu’ils vont faire. C’est de cette manière que le film ressemble à un documentaire. Quand je réalisais du documentaire, je tentais de suivre du mieux que je pouvais une histoire qui se déroulait, et sur laquelle je n’avais aucun contrôle, ne connaissais pas le trajet des personnes ; la caméra pouvait louper un mouvement d’une personne puis revenir en arrière. Maintenant il y a toutes ces séries TV, comme 24 heures chrono, où les techniciens, bien souvent, ne répètent même pas. On leur dit juste « il va y avoir trois gars par là, il faut que tu suives plutôt celui-là ». C’est un peu ce que je faisais il y a trente cinq ans, cela s’appelait de l’ « induced documentary ».
Objectif Cinéma : Qu’avez-vous appris d’Harold Pinter durant le tournage de The Birthday Party?
William Friedkin : Probablement l’essentiel de ce que je mets en pratique depuis ! En termes de minutage, de litote, de menace…, le fait que les gens ne disent pas ce qu’ils pensent mais que malgré tout, vous comprenez le fonds de leur pensée. L’idéal de Pinter n’est pas que les gens ne communiquent pas, mais qu’ils communiquent trop bien. Et pendant que nous nous exprimons, nous sous-entendons quelque chose d’autre. Donc, j’ai aussi appris la signification du silence, les grandes idées qui peuvent s’exprimer lors d’un silence mieux que n’importe quel dialogue. Et, bien entendu, son grand sens du théâtre. Pinter était un maître de l’effet théâtral à travers des procédés très simples. Il pouvait retenir votre attention grâce à la simple présence d’un acteur sur scène, qui arrive, qui s’assoit, qui regarde le public pendant un certain moment, et puis se lève, et sort… Et vous êtes intéressé par cette personne ! Sans qu’il ait dit un mot. On peut donc dire que j’ai beaucoup appris de Pinter.
Objectif Cinéma : Dans L’Exorciste, comment avez-vous décidé de montrer ou de ne pas montrer? Par exemple, vous préférez représenter la télékinésie plutôt de la mort de Burke Dennings…
William Friedkin : J’estimais que certaines choses seraient plus impressionnantes à entendre plutôt qu’à voir. Le public doit se préparer à voir d’horribles choses, si bien que, quand cela se passe, il y croit encore plus. Si vous marchez dans une rue sombre où un meurtre a été commis, mais que vous ne voyez pas ce meurtre, que vous en avez juste eu connaissance ; quand vous déambulez dans cette rue, et que vous savez donc ce qui s’y est passé, vous anticipez le meurtre. Vous ne l’avez pas vu, juste entendu. Parfois, la peur que procure cette sensation est plus féroce que la simple vision. C’est une idée que j’ai eue pour L’Exorciste. Ce que vous ne voyez pas est plus effrayant que ce que vous réalisez, tout ça parce que c’est dans votre imagination.
Objectif Cinéma : Dans ce film, pourquoi avoir choisi la tension psychologique plutôt que le suspense ?
William Friedkin : Je pense qu’il y a les deux. La définition classique du suspense par Hitchcock est celle-ci, par exemple : deux personnes sont assises à une table, elles discutent pendant cinq minutes, le spectateur les regarde. Cette conversation est ennuyeuse et c’est alors qu’une bombe explose. Hitchcock définissait cela comme la surprise (« shock »). Maintenant, si vous prenez les mêmes personnes assises à leur table et que le spectateur sait qu’il y a une bombe sous la table, attendant que cela explose. C’est le suspense. Pour L’Exorciste, le spectateur sait que, durant tout le film, se tient dans une chambre, une gamine de douze ans possédée par le diable, et donc que tout ce qui se passe dans la maison est suspense et génère de la peur. Tout ça parce qu’ils sont au courant. Si, tout d’un coup, vous pénétrez dans la chambre, et que le diable était présent, cela ferait peur, mais cela ne serait pas du suspense. Les gens venus voir L’Exorciste au cinéma savaient de quoi le film parlait et ils avaient peur dès que les lumières s’éteignaient, dès le générique !
Objectif Cinéma : De vos premiers films à L’Exorciste, on peut remarquer une forte délimitation entre les intérieurs (huis clos) et extérieurs.
William Friedkin : Je ne pourrais pas vous l’expliquer.
Objectif Cinéma : C’est justement ce que je trouve intéressant dans la plupart de vos films : la grande démarcation qui provoque une certaine pression, du suspense, par exemple pour L’Exorciste, mais même concernant le passage extrême du huis clos pour Les Garçons de la bande à French Connection filmé caméra à l’épaule et en extérieur la plupart du temps.
William Friedkin : Il y a une différence entre les intérieurs et les extérieurs ?
Objectif Cinéma : Entre Les Garçons de la bande et L’Exorciste, en passant par French Connection, tous ces films sont différents par leur dispositif très contrasté. Dans L’Exorciste, vous associez les deux, intérieurs et extérieurs. Le montage parallèle du prêtre conversant par exemple dans un extérieur et Linda Blair et sa mère dans leur maison. Vous jonglez avec ces scènes.
William Friedkin : Je ne m’en suis jamais vraiment rendu compte. J’ai essayé de donner à chacune de ces scènes une valeur propre. Si je devais mettre en scène dans la pièce où nous sommes, cela serait différent que dans le bureau de Jacques Chirac, ok ? Cela serait agencé différemment, une autre ambiance. Je traite généralement les extérieurs avec une lumière assez forte, tandis que les intérieurs sont plutôt sombres, ce qui est le contraire peut-être de ce qu’ils sont vraiment. L’Exorciste juxtapose volontairement lumière et obscurité dans chaque scène. Comme le début où nous sommes en Irak, où le temps est très ensoleillé, et cela se poursuit à Georgetown en fin de journée. Mais la plupart des scènes se déroulent dans cette petite chambre sombre, où réside une petite fille de douze ans.
Objectif Cinéma : Le Convoi de la peur est votre film le plus personnel et le plus minimaliste aussi. Il est aussi très différent de votre référence absolue, Citizen Kane. Que pensez-vous de ce paradoxe ?
William Friedkin : (Il rit). OK. Je savais, quand j’ai vu Citizen Kane, que je ne pourrais jamais l’égaler. Pour moi c’était le point ultime de ce qu’il était possible de faire au cinéma, en termes de jeu, d’écriture, de photographie, de montage, de musique, de mystère et complexité de l’histoire. Ce fut une véritable révélation, comme la fin du film ! C’est une œuvre de maître, une mine d’or. Tout comme l’écriture de Marcel Proust est une mine d’or pour les écrivains, tout comme Tolstoï ou Joyce. Que vous n’aimiez ou pas ces œuvres, quand vous les lisez, des phrases, des idées, des styles viennent à vous. Toutes sortes de choses que vous imitez par la suite. Et si vous perséverez, vous développez votre propre style. J’ai toujours ressenti que, si j’arrivais à faire un film comme Citizen Kane, j’arrêterais tout, ayant atteint mon but. C’est l’une des raisons pour lesquelles je continue à faire des films, n’ayant pas réalisé une œuvre pouvant être diffusée sur le même écran. Voici la seule manière dont je compare mon travail : il doit toujours chercher à approcher la lumineuse aura de Citizen Kane !
Objectif Cinéma : Vous n’utilisez jamais de flashback, pourquoi ?
William Friedkin : Je ne connais que quelques films qui savent utiliser le flashback : Citizen Kane, Eve (l’un des meilleurs scénarios et performances qui soient). Les flashbacks n’y sont pas arbitraires. Avec chacun d’entre eux, vous apprenez un peu plus sur le personnage, parce qu’ils sont construits en flashback. Mais beaucoup de gens utilisent un flashback juste pour cacher des informations au public et pour les révéler quand ils en ont envie. Pour ma part, je ne suis pas Orson Welles ou Mankiewicz et je ne peux faire un film comme Eve ou Citizen Kane, ce serait comme vouloir dessiner une Peugeot… Mon approche cinématographique est celle du moment présent. Vous regardez mes films et vous vous dites, cela se passe maintenant et non dans le passé. Le cinéma de Welles ou Mankiewicz est celui des créateurs pouvant traiter des sujets épiques, et grâce à l’utilisation des flashback. Ils pouvaient lentement révéler autant de choses concernant un personnage, à la manière d’un romancier. Un romancier peut utiliser tous les temps en une seule phrase, traiter du passé, présent, et du futur. Si tu essaies de faire cela dans un film, tu te casses la figure. Ainsi, je n’ai jamais été préoccupé de raconter une histoire en faisant de la rétention d’informations, bien que je pense que les meilleurs films sont ceux qui cachent tout au spectateur jusqu’au dernier plan.
Objectif Cinéma : Peut-être que l’histoire ne s’est pas encore présentée.
William Friedkin : Peut-être. Je vais vous faire une confidence, il y a un réalisateur contemporain que j’adore : Michael Haneke. Il faut voir le dernier plan de son film Caché pour comprendre ce qu’il s’est passé. C’est dans le tout dernier plan, après le générique, quand tout le monde est parti. Si tu sors, tu loupes tout le sens de l’histoire. C’est un très bon film.
Objectif Cinéma : Vos films offrent une observation sociale de l’Amérique et en même une vision intimiste, en relation directe avec les personnages. Comment associez-vous ces deux modes d’observation ?
William Friedkin : Je pense détenir une sensibilité plus européenne qu’américaine. Mais comme j’ai vécu la plupart de ma vie en Amérique, je la maîtrise mieux. Cela me serait très difficile de réaliser un film en dehors de ce pays et de présenter des personnages crédibles. Nous sommes tous différents. Des films français formidables comme ceux de Renoir, Carné, présentent des français de façon très française. Je ne pourrais venir en France ou en Allemagne et offrir ce même regard. J’adorerais pourtant. Je dois être un réalisateur français frustré. Parmi les films que j’aime le plus… les films français des années 1950, 1960, 1970 : Alain Resnais, H.G. Clouzot, Truffaut, Claude Chabrol. J’ai peur d’en oublier. J’adore Claude Sautet aussi, comme Verneuil. Et bien sûr Melville ! Plus je vieillis, plus j’aime les films de Melville. Le Samouraï est l’un de mes films préférés. J’aurais adoré avoir pu réaliser un tel film. Je le regarde très très souvent ; à chaque vision, je découvre quelque chose : l’espace, le fil, le comportement presque asiatique des personnages malgré leur côté très français.
Objectif Cinéma : Vous l’avez fait avec Le Convoi de la peur…
William Friedkin : Merci… Le Samouraï est un chef d’œuvre. Je peux le revoir encore et encore. Je connais la fin, je connais le début, le milieu… Mais je prends toujours un grand plaisir à le revoir car c’est une observation tellement précise de la nature humaine. Et le tempo… Cela ressemble presque à une pièce de Pinter. Bien sûr, il y a d’autres très bons films de Melville mais celui-ci reste particulier pour moi.
Objectif Cinéma : Vos serial killers (Cruising, Le Sang du châtiment) sont souvent jeunes et séduisants, et vos gangsters relativement sophistiqués, voire même hédonistes. Cela relève-t-il d’une fascination pour eux ? Pourquoi ?
William Friedkin : Prenez le personnage de gangster dans French Connection : un gars charmant. Figurez-vous que j’ai bénéficié d’un acteur encore plus charmant, Fernando Rey ! C’est une des raisons pour lesquelles il semble sophistiqué. Il a un tempérament plus intéressant qu’un simple voyou. Marcel Bozzuffi, toujours dans French Connection, joue un voyou tandis que Fernando Rey interprète un gentleman cultivé. Ce sont pourtant les deux faces d’une même pièce de monnaie. Bozzuffi était également un acteur très subtil, il pouvait interpréter un personnage fort et violent tout en restant intéressant et pas ennuyeux. Pourquoi les serial killers du Sang du châtiment et Cruising sont-ils jeunes ? Parce que la plupart du temps, ils le sont vraiment. Je connais des histoires avec des gars plus âgés mais moins intéressants. Je ne sais pas si vous connaissez en France un gars nommé Ted Bundy : il a tué une cinquantaine de femmes, je ne sais pas vraiment combien. Toutes sont tombées amoureuses de lui. Parfois, il rencontrait leurs mères qui voulaient marier leurs filles avec lui. Un serial killer n’est pas reconnaissable en tant que tel par ses victimes. Il reste séduisant et charmant. Je pense que c’est pourquoi je tente de représenter ce genre de personnage comme ça.
Objectif Cinéma : Et à propos de Serpentine (1) ? Qu’en est-il de ce projet ?
William Friedkin : Je travaille toujours sur le scénario. C’est une histoire géniale, mais il faut la retravailler. L’action se déroule initialement dans près de dix pays. C’est impossible à réaliser aujourd’hui à cause de l’économie de l’industrie cinématographique, il faut donc que je réduise. Par ailleurs, il n’y a pas d’effets spéciaux particuliers, c’est une histoire assez intimiste en fait.
Objectif Cinéma : Il semblerait que vous ayez pris Ellen Burstyn (dans L’Exorciste) au mot dans plusieurs de vos travaux: « If you want to effect any change, you have to do it within the system (2) ». Vos films les plus critiques sont souvent les moins personnels (Brink’s Job, Deal of the Century, la 49eme cérémonie des Oscars en 1977). Pouvez-vous nous en dire plus ?
William Friedkin :Effectivement, j’ai amené pas mal de gens lorsque j’ai produit les Oscars. Des gens qui n’avaient pas eu leur chance et qui restaient en dehors d’Hollywood. Norman Mailer était un grand écrivain vivant, pourquoi ne pouvait-il pas présenter un scénario en compétition ? Souvent ceux qui sont présents n’ont jamais rien écrit. Lillian Hellman était écartée d’Hollywood. Je l’ai placée dans la cérémonie, tout comme Jane Fonda, qui n’était pas du tout populaire à cause du Vietnam. Il y en a d’autres… J’ai mis le mot « Meilleur » de côté car cela n’a pas vraiment de sens pour tous ceux qui ont travaillé à Hollywood. C’est ce que toi tu décides ou ce que je décide. C’est subjectif. Il n’y a pas de « meilleur » qui soit objectif. Même si cinq acteurs se mettent à jouer Hamlet, qui pourra dire quel est le meilleur ? Je te parie que si un million de personnes devaient décider quel était le meilleur à jouer Hamlet, ce serait un score égal, qui ne départagerait personne ! Quel est le meilleur comédien ? Chaplin ou Tati ? Je les aime autant tous les deux. Chaplin a plus réalisé que Tati mais ce dernier est inoubliable pour tous ceux qui l’on vu. Quand ils m’ont proposé de produire les Oscars, je leur ai dit : « je ne le ferais seulement que si je peux éliminer le mot « meilleur » et avoir à la place « nomination pour l’oscar de l’acteur dans tel rôle, ou pour l’oscar du scénario original ou de l’adaptation ». Meilleur est un mensonge. Personne ne terrasse personne en se proclamant meilleur. Ce n’est pas une course à pieds. Si deux personnes font la course, l’un finira premier et gagnera. Si une centaine de personnes font la course, l’un finira premier et un autre dernier. Il s’agit d’une victoire. Mais quand tu réalises un film, ce n’est pas une revanche sur un autre film. Tout ça n’est que mode et connerie. Je ne vais pas prétendre que c’est la vérité alors que ce sont des foutaises. Les Oscars sont une promotion géniale, la meilleure qu’aucune industrie n’ait jamais engendrée. Si les fabricants de voitures avaient ce genre de cérémonie et de trophée pour la meilleure bagnole, je suis sûr qu’ils en vendraient tous beaucoup plus. Les Oscars vendent simplement des tickets de cinéma, voilà de quoi il s’agit. Il n’y a pas de meilleur.
Objectif Cinéma : C’est donc dans cet état d’esprit que vous avez donc réalisé The Brink’s job et Deal of the Century ?
William Friedkin : En quelque sorte oui. Je voulais simplement réaliser sans approche documentaire. J’étais très intéressé par cette histoire de marchand d’armes qui est un bouffon, un clown, évoluant dans un monde malsain. J’adore l’histoire de Deal of the Century. C’était ma façon de montrer que le monde des armes est malsain, celui des dirigeants, des directeurs d’usine de fabrication d’armes. Peu sont les raisons qui me feraient acheter une arme, tuer quelqu’un ou attaquer un pays. Je ne peux comprendre pourquoi on voudrait attaquer un pays si ce n’est pour riposter ou contre-attaquer. Je comprends Israël dans un certain sens : ils attaquent car ils sont souvent attaqués. De façon juste ou mauvaise, tu dois te défendre. Mais, sortir comme ça, et attaquer ou tuer… Je n’ai aucune idée de la raison de cet acte. Je ne comprends pas un président qui envoie des jeunes gens à la guerre. Si j’étais le président de la France, je ne pourrais vous convoquer pour cela. Je vous regarderais et verrais comme mes fils. Pourquoi vous enverrais-je donc ? Voilà ce que je ressens à propos de la guerre en Irak. C’est peut-être la plus grande folie de notre temps. J’ai vécu en Irak pendant trois mois. Le peuple iraquien est comme tous les autres peuples que j’ai pu rencontré ; ce sont de braves gens. Ils ont eu un très mauvais gouvernement, un parti unique. Mais tant de pays subissent des dictatures, nous ne les attaquons pas pour autant. Le Mexique, pendant soixante-dix-sept ans, a eu un seul parti au pouvoir, le PRI (3), et ils ont dirigé le pays durant soixante-dix sept ans ! Tout comme le Canada. Nous n’avons pas attaqué le Mexique pour instaurer soit-disant la démocratie et je ne comprends pas pourquoi nous avons attaqué l’Irak. C’est une erreur. Je l’ai dit en Amérique. Pire que cela, c’est honteux.
Objectif Cinéma : Ne ressentez-vous pas une certaine incompréhension à l’égard de votre film L’Enfer du devoir?
William Friedkin : Non, je pense que cela a été un film très populaire mais effectivement incompris. Beaucoup l’ont analysé comme un film contre le monde arabe, ce qui est complètement faux. Ce film parle d’un incident au Yémen. Nous savons tous ce qui s’est passé au Yémen depuis. Le Yémen était alors un pays chancelant, au bord du gouffre. Mais un pays magnifique. L’ambassadeur du Yémen à Washington protestait contre le film dans les journaux, notamment dans le New York Times. Je décidais donc de le rencontrer. Voici les mots que nous avons échangés par téléphone : « Bonjour, je suis celui qui a réalisé L’Enfer du devoir et j’ai cru comprendre que vous protestiez contre le film, j’aimerai vous rencontrer. » Il m’a répondu : « OK, voulez-vous venir à Washington ? ». Je lui ai répondu : « Bien sûr ». « Je vous attends à l’ambassade du Yémen à Washington. » . Nous avons donc pris rendez-vous, je suis allé là-bas déjeuner, son fils était là, ainsi que quelques amis. Je lui ai demandé « Alors ? », il me répond « Votre film a causé beaucoup de tort à mon pays. » ; « Ce n’était pas mon intention, j’en suis désolé. » Puis j’ai sorti mon dossier et lui ai montré quelques témoignages de ce qui s’était passé là-bas, qu’il y avait cinquante millions de fusils au Yémen. Cinquante millions ! Trois fois la population. Quinze millions de gens pour cinquante millions de fusils au Yémen ! Il y avait régulièrement des enlèvements et l’armée américaine était attaquée alors qu’amarrée pacifiquement au port. Je lui ai aussi sorti d’autres recherches montrant des gamins de sept ans manipulant des kalachnikov et des armes automatiques. « Je n’ai pas inventé cela ». Il me répondit : « C’est vrai. Toutes vos recherches sont véridiques, mais pourquoi vous a-t-il fallu faire ce film ? Cela a vraiment fait du mal à mon pays. » Je me suis excusé et lui ai proposé de le faire publiquement. J’avais utilisé le Yémen comme toile de fond pour une fiction tout comme Cruising utilisait les bars gays pour dépeindre une histoire de meurtre. Ce n’était pas un jugement sur le milieu homosexuel de la même façon que L’Enfer du devoir n’était pas non plus un jugement sur le Yémen. C’était plus à propos de l’engagement américain dans ces endroits où il ne devait pas être. Je visais plus l’Amérique qui se cherche des excuses pour se positionner en police mondiale. Voici le propos du film. Je comprends néanmoins l’incompréhension du Moyen-Orient, interprétant le film comme un opus contre les Arabes ou le Yémen. Et je voulais m’en excuser « Voudriez-vous venir au Yémen ? » m’a-t-il proposé. « Bien sûr. Invitez-moi et je viendrai ». Nous avons donc convenu d’une date mais la suite de l’histoire, les nombreuses attaques ne m’ont pas permis d’y aller, mais j’adorerais. J’ai vu de nombreuses photographies, je connais l’histoire du pays, c’est un endroit magnifique.
Objectif Cinéma : Vous n’étiez donc pas allé à Sanaa tourner ?
William Friedkin : J’ai recrée Sanaa au Maroc. Mais j’avais quelques plans tournés par un yémenite. Sinon, j’ai filmé un souk au Maroc, à Ouarzazate, avec des gens originaires du Yémen. Nous avons peint les murs des maisons et fait tout pour avoir l’impression d’être à Sanaa.
Objectif Cinéma : Pouvez-vous nous parler et comparer vos différentes collaborations avec Tangerine Dream (Le Convoi de la peur) et Wang Chung (Police Fédérale, Los Angeles) ?
William Friedkin : J’ai entendu parler de Tangerine Dream alors que j’étais en promo en Allemagne pour la première de L’Exorciste. J’étais dans la Forêt Noire, quand quelqu’un m’a emmené dans cette église abandonnée à un concert, à trois heures du matin, avec pour seul éclairage les lumières sur les instruments de ce groupe appelé Tangerine Dream. Il y avait donc trois musiciens allemands et une centaine de jeunes, complètement défoncés à la marijuana. Et ces gars qui jouaient d’interminables accords de guitares dans cette église désaffectée à trois heures du matin, dans le noir ! J’ai trouvé la musique hypnotique. Parfois c’étaient de longues plages de sons entrecoupées de passages très rythmés. Enfin, je les ai rencontrés et leur ai proposé d’écrire la musique de mon prochain film, que je n’avais pas encore commencé. « Une fois que le film sera tourné, je ne vous le montrerai pas, mais vous le raconterai. Vous écrirez la partition sur la base de ce que je vous aurais raconté. » Et c’est ce qui s’est passé. Ils ont écrit la musique juste sur mes paroles. Et un jour, alors que je filmais, ils m’ont envoyé les cassettes. J’étais à Mexico, et ces cassettes sont arrivées. Et je ne pouvais pas les écouter, n’ayant pas de machine. Mais dès mon retour à Los Angeles, je les ai écoutées et c’était exactement ce que j’attendais, si bien que j’ai fait le montage du film selon la musique et non l’inverse ! La même chose avec Wang Chung. J’étais en Angleterre lorsque j’ai entendu un morceau à la radio d’un groupe appelé Wang Chung, composé de deux gars, Nick Feldman et Jack Hues. Je les ai donc rencontrés et leur ai confié : « je voudrais que vous écriviez la musique d’un film que je vais réaliser. Je vous enverrai le scénario et vous dirai de quoi ça parle ». Ainsi, j’ai écrit le scénario de Police Fédérale, Los Angeles et leur ai envoyé. Trois ou quatre mois plus tard, ils m’ont envoyé des cassettes audio. C’était merveilleux, une véritable symbiose, exactement ce que j’avais ressenti avec ces musiciens. Nous avons eu une relation exceptionnelle : ils essayaient de dire avec leur musique ce que j’essayais de dire avec mes plans. Ces deux partitions ont été écrites sans que les musiciens aient vu le film.
Objectif Cinéma : En 1974, vous avez interviewé Fritz Lang. Qu’avez-vous appris de lui ?
William Friedkin : Plusieurs choses m’ont surprises chez lui. Primo, il ne prêtait pas beaucoup d’attention à ses films. Il n’y voyait que les défauts. Certains films que je considérais comme des chefs d’œuvre, des classiques, il les rejetait, ce que je trouvais assez incompréhensible. Par exemple, je lui ai dit : « Que pensez-vous de Metropolis maintenant ? C’est un film essentiel, merveilleux, unique. Tout comme M Le Maudit ». Il m’a alors répondu : « Absolument pas. Ces films n’étaient pas bons, mais simplistes, immatures. » Je me suis alors demandé comment pouvait-il dire une chose pareille de son œuvre. Mais maintenant, c’est un peu ce que je ressens pour mes films. Je n’ai pas beaucoup de considération pour eux. Ce qui n’était pas le cas quand j’ai rencontré Fritz Lang. Mais comme lui, j’ai l’impression d’avoir en quelque sorte dépassés mes films, d’avoir grandi sans eux, d’être devenu quelqu’un d’autre. Ce que j’ai appris de Lang est ceci : tu deviens quelqu’un d’autre par les expériences qui se présentent ou que tu accomplis dans ta vie privée. J’ai commencé très jeune, avec beaucoup d’enthousiasme, d’énergie, heureux de voir que j’étais capable de travailler avec ce médium extraordinaire. Mais une fois que tu as réalisé plusieurs films, que tu vieillis, que tu maîtrises mieux, tu changes, tu deviens quelqu’un d’autre. Ce qui est arrivé à Lang est arrivé à plein d’autres. Quand j’étais plus jeune, j’étais persuadé que ces films, L’Exorciste ou French Connection, resteraient sur leur estrade avec les meilleurs. Je ne pense plus comme cela à présent. Je crois que c’est lié à la jeunesse.
Objectif Cinéma : Après cet entretien, avez-vous mis en pratique des conseils pratiques que Lang vous avait appris ? Vous a-t-il, en quelque sorte, influencé ?
William Friedkin : Il ne m’a donné aucune recommandation. Mais en vieillissant, j’essaye de simplifier au maximum, de rendre la réalisation la plus claire possible tout en narrant une histoire ambiguë. L’histoire peut se permettre de ne pas être claire mais pas la façon de filmer. J’ai une approche du cinéma quasi journalistique. Le journalisme est basé sur ces principes : qui, quoi, quand, où et comment. Qui a fait cela ? Qui était-il ou qui était-elle ? Quand ont-ils fait cela et où, et comment ? Voilà la façon dont j’aborde chaque scène : qui, quoi, quand, où et comment. Simple. Les histoires sont plus souvent complexes. Nous pensons que ces personnes ont agi mais peut-être pas. Ce n’est pas clair. Mon approche est comme ça, comme celle d’un journaliste. Le meilleur des raconteurs d’histoires est un photographe, qui, à ma connaissance, n’a jamais fait de films : Henri Cartier-Bresson. Ses photos en disent plus que n’importe quel film sur les personnages, les gens. Tout est lisible, mais vous n’êtes pas sûr du sens. Sa méthode était celle du « moment décisif ». En d’autres mots, il regardait derrière l’objectif et savait instinctivement à quel moment il devait photographier pour choper cette image, ce moment inattendu ou unique. Et ce sont des images fixes. Il avait les meilleures histoires en images que vous ne pourrez voir nulle part ailleurs. Si je pouvais avoir ce talent pour faire des films comme chacune de ses photos, je serais un homme comblé.
Objectif Cinéma : Pour finir, pouvez-vous nous parler de Bug, votre prochain projet ?
William Friedkin : Cela s’appelle Bug, B.U.G. Je dois bien avouer que je l’adore. C’est sur la paranoïa. Ashley Judd y joue. C’est assez imprévisible, effrayant. Un scénario génial écrit par Tracy Letts. Je l’ai tourné à la Nouvelle-Orléans, deux semaines seulement avant la tempête.
Propos recueillis le jeudi 6 avril 2006 à Paris par Derek Woolfenden et Nicolaï Maldavsky.
Traduction : Pauline Callandreau, Émilie Cauquy.
Remerciements : Élodie Dufour (Cinémathèque française).
NOTES:
(1) Serpentine serait une adaptation du roman homonyme (Paru chez Press Pocket sous le titre « La Trace du Serpent ») de Thomas Thompson sur un scénario de Brandon Boyce. Le roman original relate l’histoire véridique à la façon d’un « roman documentaire » (comme De sang froid de Truman Capote) de la vie de Charles Sobhraj, un séducteur diabolique. Indien né dans le quartier le plus pauvre de Calcutta, il aurait détroussé plus d’une centaine de personnes et tué plus d’une trentaine.
(2) “Si vous voulez effectuer des changements, il vous faudra le faire à l’intérieur du système » (L’Exorciste).
(3) Sigle signifiant « Partido Revolucionario Institucional ».

« LOUP, Y ES-TU ? » / WILLIAM FRIEDKIN
Par Derek Woolfenden
Chers lecteurs,
Je suis désolé d’avoir écrit un si long texte, mais aussi de vouloir exclure la plupart d’entre vous, ceux principalement qui n’ont pas vu une bonne majorité des films de William Friedkin. C’est pourquoi, je ne résume pas forcément l’histoire des films analysés mais plutôt choisis et privilégiés des partis pris, pas forcément consensuels. Ces préventions auprès de vous ne découlent pas d’un quelconque élitisme, malgré la redondance d’un style universitaire prétentieux dont j’ai du mal à me défaire, mais c’est pour que vous découvriez de toute urgence les films de l’auteur en question (via la rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque française [2006], sur la chaîne TCM ou encore dans un bon vidéo club) ! Pour les autres, pardonnez-moi mes interprétations excentriques, mon analyse bavarde et mon ton didactique… Bonne lecture quand même !
1-PARADOXES, MALENTENDUS ET FAUX SEMBLANTS
(Cruising, Police Fédérale Los Angeles, Le Sang du châtiment)
Avant de commencer, il nous semble important de souligner un point fondateur propre à tout cinéaste, mais particulièrement lié à Friedkin : une passion pour le cinéma revendiquée dans toutes ses interviews (Welles, Resnais, Clouzot, Mankiewicz, Huston…), mais aussi et surtout des rencontres accidentelles ou provoquées qui parsèment son œuvre. Ces dernières témoignent d’un « réel » en marge et tentateur : les vrais policiers Sonny Grosso et Eddie Egan à l’origine de French Connection, des conseillers prêtres dans L’Exorciste, un entraîneur de basket professionnel présent tout au long du tournage de Blue Chips, un traqueur des forces spéciales américaines pour Traqué, des conseillers techniques militaires pour L’Enfer du devoir (d’après le scénario écrit par le Ministre de la Marine pendant la Guerre du Golfe)… Ou ses collaborations scénaristiques avec un ancien membre des services secrets pour Police Fédérale, Los Angeles, les Mémoires d’un ancien inspecteur de police pour Cruising…. Ce n’est pourtant pas le « réel » que cherche Friedkin, c’est l’irruption provoquée d’un autre monde, celui qu’Hollywood déforme, anamorphose ou exclue, un monde où l’on retient son jugement moral afin de constater de nouvelles contingences aussi bien narratives que formelles que ces consultants insolites vont venir provoquer1.
« N’est-ce pas plutôt la vie qui serait une suite d’illusions ? Ne serait-ce pas plutôt l’humanité qui vivrait une existence illusoire ? Une existence souvent à des lieues de la réalité quotidienne ? C’est une caractéristique très humaine, avant tout. » (William Friedkin2)
Friedkin est un cinéaste à la lisière d’influences contemporaines représentatives des années 70 et 80 (Mann, DePalma), mais il prolonge également une tradition de cinéastes intransigeants et passionnés dont les films, par leur sujet même, provoquent et déstabilisent les spectateurs vis-à-vis des couches sociales abordées et des protagonistes à rebours des comportements consensuels hollywoodiens. Robert Aldrich3 est l’auteur qui me paraît le plus évident à rapprocher de Friedkin : la cruauté des situations permises par le huis clos (Le Grand Couteau, Baby Jane…), une observation sociale cynique et désenchantée sur l’Amérique contemporaine (Bande de flics, Deux filles au tapis), des personnages acculés imprévisibles (Pas d’orchidées pour Miss Blandish), le film de genre détourné ou à rebours (le film policier avec La Cité des dangers, le western avec Bronco Apache, Vera Cruz, El Perdido et Fureur Apache), l’instrumentalisation des corps (Les douze salopards, Plein la gueule), l’absurdité de la guerre (Trop tard pour les héros) et surtout une relecture sociale et critique des œuvres d’Alfred Hitchcock. Le Démon des femmes est la variation critique et sociale sur les mœurs hollywoodiennes de Sueurs Froides tandis que L’Exorciste4 ou Cruising retravailleront Psychose.
Cruising (La Chasse, 1980)
Cruising est peut-être l’un des films les plus incompris du septième art : il s’agit moins d’une observation exhaustive sur les milieux gays SM de Greenwich Village que d’une œuvre métaphorique sur la police, dont les motivations sont conditionnées par l’arrivisme et le travestissement de toute identité individuelle. Le corps homosexuel et policier ne font qu’un. Mais ce ne sont pas les homosexuels qui sont visés par ce comparatif, malgré le fait qu’ils servent d’instruments métaphoriques, ce sont les policiers qui vendent littéralement leur âme au diable, troquant le peu de scrupules qu’ils peuvent avoir pour gravir l’échelle sociale. Le corps policier est donc une institution comme une autre, une institution bureaucratique qui vend les sentiments et convictions personnelles d’un individu au plus offrant, c’est-à-dire à se faire littéralement « enculer5 » ! Ils ne sont pas là pour protéger et servir, ils sont là pour jouir de leurs attributs machos liés au pouvoir faits de métal et de cuir. Les policiers sont devenus des cow-boys dégénérés !
« J’ai été mis sur terre pour me faire entuber. » (The Brink’s Job, 1978.)
« Tout le monde racole. » (La Cité des dangers, Robert Aldrich, 1975.)
Dans Le Sang du châtiment (Rampage, 1988) ou Jade (1995), l’institution légale et juridique sera visée. Dans le premier, l’avocat devra attendre qu’un accusé mafieux et influent ait « tiré son coup » dans son bureau avant d’aller pouvoir y travailler6 ! L’avocat Anthony Fraser, interprété par Michael Biehn dans Le Sang du châtiment, retournera sa veste en passant, de ses convictions opposées à la peine de mort, à celles qui la réclameront ! Dans le deuxième, le personnage qui finalement bénéficie le plus de son pouvoir est celui qui en joue et explore les limites de sa profession d’avocat comme celle d’une sexualité dominante ; le personnage interprété par Chazz Palminteri n’est pas très éloigné des potentialités narratives d’un Mabuse ! Il est à la fois ubiquiste et ubuesque dans le film de la même manière que Sharon Stone dans Basic Instinct7 (Paul Verhoeven, 1992) et Anthony Hopkins dans Le Silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991).
L’avocat chez Friedkin est souvent lié à la corruption et à un pouvoir déterminant, voire conséquent dans la politique de son pays. C’est dans Police Fédérale, Los Angeles où l’on voit toute la charge négative de cette fonction pour Friedkin et à travers deux figures. La première est Waxman, un avocat corrompu qui tente de dérober l’argent d’une transaction profitant de l’arrestation du coursier intermédiaire. Et le deuxième est l’avocat du faux monnayeur Éric Masters qu’interprète Willem Dafoe : il est protégé par sa fonction sociale et défend les pires crapules criminelles sous prétexte que si c’est pas lui ce sera un autre avocat qui le défendra. Moralité détestable que l’on retrouvera dans son versant ironique avec le revendeur d’armes, Eddie Muntz, de Deal of the Century8. Leo Sellers (« to sell » = vendre) de La Cité des dangers (Hustle, 1975) de Robert Aldrich est certainement l’influence de ce personnage juridique, influent et critiquable qui se déclinera donc jusqu’à Jade (1995) dans la filmographie de Friedkin puisqu’il a cette particularité narrative et légale de « vendre » tout le monde.
« How do you like to disappear? » (Paul Sorvino à Al Pacino dans Cruising.)
La question de la disparition est passionnante : le cinéma américain a la particularité d’envisager ses films selon une mise en abîme constante, et Friedkin s’en accommode parfaitement. Cruising9 est non seulement un film qui témoigne de manière extrêmement précise comment s’articule une enquête policière et à partir de quel moment elle peut se définir10, débuter et finir, mais aussi joue sur toutes les codifications sociales très prononcées propres à la mythologie hollywoodienne. Friedkin joue sur les jeux de mots « plans de couverture11 » (il est l’un des rares cinéastes à ne pas en faire12) et couvertures sociales institutionnelles qui confondent tout sentiment individuel à quelque chose d’informel13. En effet, la police, dans Cruising, apprend à ses fonctionnaires comment disparaître14.
Le corps policier de Cruising est comparable au corps scientifique de L’Exorciste : même professionnalisme, pas d’affects, discours pragmatiques. Il est par ailleurs ironique de constater que Joe Spinell15, très grande figure secondaire du cinéma américain populaire des années 70 et 80, interprète le double de Pacino, à savoir un policier perdu dans la faune new-yorkaise dépravée ou homosexuelle, quand on se souvient de son rôle du psychopathe Frank Zitto dans Maniac de William Lustig, sorti la même année. Dans Cruising, il s’adonne à tous ses plaisirs coupables, qui le tourmentaient au début du film via ses patrouilles, profitant et abusant par la suite de son statut social et fonctionnel de policier16 sur la minorité homosexuelle17.
« Ce qui est intéressant dans le pouvoir ce sont les victimes qu’il engendre. Je suis convaincu que quelque chose dans le pouvoir est immoral18. La moralité du pouvoir c’est l’immoralité. » (Tinto Brass, « Making of » de Caligula).
« Loup, y es-tu ? » (Comptine, Cruising)
La violence du film est renforcée par son découpage très contrasté entre jour et nuit, foyer intime quotidien et milieu professionnel urbain, entre policiers et homosexuels, entre hommes et femmes… Ce parti pris narratif et formel rappelle quelque peu À la recherche de Mr Goodbar (1977) de Richard Brooks, mais aussi L’Exorciste (1973).
Friedkin n’est pas seulement le fan du contrepoint narratif que renforcent ces nombreux montages parallèles : le massacre d’une famille et la prière liturgique au début du Sang du châtiment, le mariage et le braquage dans Le Convoi de la peur dans une petite église américaine et du « swing » perpétuel aussi bien dans la bande sonore que dans les imbrications externes/internes, extérieurs/intérieurs qui hantent et contrastent L’Exorciste, tout le long. Il affectionne aussi toute autre forme de contrepoint, celui social, moral et formel comme nous le verrons plus tard.
« Ce que je fais, cela m’entame.» (Cruising)
« J’aime tout ce qui dérive. » (La Cité des dangers, Robert Aldrich, 1975.)
Cruising est définitivement un film sur la perte des repères identitaires qui se sert de l’homosexualité et de ses codes vestimentaires et institutionnels très forts pour une métaphore sociale générale où tout corps et identité devient consommable, confus, diffus, dissous. D’une certaine manière, Cruising est l’ébauche de Police Fédérale, Los Angeles, son film le plus abouti et réussi sur cet aspect-là.
« C’est en montrant un individu accomplissant normalement un travail de domestique, sans faillir à sa tâche malgré l’écart constaté quant à l’accessoire, que Buñuel parvient à dévoiler la nature effrayante de cette domestication du corps humain soumis entièrement au vêtement de son rôle social. »19
« Ferrara : « Oui, la trame. Ce n’est pas toujours « Qu’est-ce qui se passe ensuite ?… mais qu’est-ce qu’il y a ? Quelle est l’histoire ? Qui est Frank White – tout ce que nous savons de lui, c’est aussi par les vêtements qu’il porte et les gens qu’il fréquente. Les objets matériels – ce qu’on peut faire, au cinéma, c’est de prendre des objets concrets et de les étudier. On filme des objets – que peut-on faire d’autre ? Les gens comme objets. » 20
Police Fédérale, Los Angeles (To Live and die in L.A., 1985)
« (…) Ce que j’aime dans Police Fédérale, Los Angeles, c’est son esprit tordu et son côté anticonformiste. À part la poursuite en voiture, le film prend à contre-pied toutes les règles du polar urbain, à commencer par son personnage principal. Le héros est un trou du cul. C’est un tocard, un arrogant qui foire tout ce qu’il entreprend. Il a une allure ridicule avec ses jambes arquées, son jean moulant et ses bottes de cow-boy. Il n’a la confiance de personne parce que c’est un incapable. Et il finit par être tué d’un coup de fusil en plein visage alors qu’il criait victoire. On ne pouvait pas espérer une plus grande mise en abyme d’un personnage de film policier. Je ne cesse de garder en mémoire cette fameuse scène, où Jack Hoar fait voler en éclats la tête de Petersen d’un coup de Mossberg.
C’est sans doute la meilleure scène du film !
Police Fédérale, Los Angeles est l’exact contraire des films policiers classiques
et c’est ce qui le rend unique à mes yeux. » (James Ellroy21)
« Sauter sans parachute d’un avion, nager au milieu des requins, plonger d’une falaise… En cinquante-deux minutes de choc, William Friedkin tente de cerner ce qui pousse ses casse-cous à défier la mort. Certains virent dans cet intense docu les ébauches du Popeye de French Connection et du Richard Chance de Police Fédérale L.A. » (Commentaire sur le documentaire de 1965 de William Friedkin, The Bold men, dans la revue Cinéastes n°10, octobre/novembre 2003.)
Avec Police fédérale, Los Angeles, les êtres sont interchangeables et dispensables comme des billets de banque (Bully, Larry Clark 2001). Tout le long du film, il existe d’ailleurs une combinaison de couples dont les partenaires s’interchangent insensiblement comme des pions qu’on déplace ou comme la fausse monnaie qui remplace la vraie. Par contre, pour remplacer Willem Dafoe, le faux-monnayeur du film, ce sera le « spectre hitchcockien » du double féminin (une brune et une blonde) !
La valeur de l’argent « n’est en elle-même rien qu’un fantasme qui répond à un fantasme. Désormais la situation précaire de l’artiste ou de l’homme de lettres, soit du fabricant de simulacres, au sein même de la Société des Amis du Crime22, est absolument claire et compréhensible ; le fabricant de simulacres y figure lui-même comme un intermédiaire entre deux mondes d’évaluations différentes. D’un côté, il représente la valeur intrinsèque du simulacre fabriqué selon les normes institutionnelles, qui sont celles de la sublimation. De l’autre, il est au service de la valorisation du phantasme selon la contrainte obsessionnelle de la perversion. Des deux côtés, le fabricant de simulacres est honoré pour son désintéressement spirituel et pratiquement traité comme un pourvoyeur. »23
Willem Dafoe est certainement ce « fabricant de simulacres » décrit par Pierre Klossowski, mais ne pourrait-on pas en dire autant de toutes les autres fonctions sociales autoritaires qui parsèment les films de Friedkin ? Le FBI (The Brink’s Job), Eddie Muntz, en complicité avec le Gouvernement américain (Deal of the Century), et ces avocats véreux (Police Fédérale, Los Angeles, Jade) qui défendent la vie de leur client au plus offrant, et non par conviction d’une justice équitable.
« – Aller au casse-pipe sans uniforme, on a jamais vu !
- Même pour la guillotine, il y a une tenue spéciale. On déguise le mec avant la cérémonie. »
(Le Salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot, 1953.)
Police Fédérale, Los Angeles repose sur toutes les relations contrefaites : du personnage au montage24. Friedkin, avec ce film, en vient même à conceptualiser, styliser French Connection et, pour cause, il adapte sa mise en scène à la topographie d’une ville. On passe ainsi de la nervosité urbaine et cosmopolite new-yorkaise (French Connection) aux rapports factices et artificiels de Los Angeles (Police Fédérale, Los Angeles).
Le Sang du châtiment25 (Rampage, 1988)
« Je ne crois pas aux certitudes. » (William Friedkin26)
Avec Le Sang du châtiment, Friedkin poursuit les paradoxes sur les vies sociales d’individus que leurs professions acculent dans les retranchements les plus désavoués, voire les plus scandaleux. Un avocat est contraint d’attaquer l’accusé de sorte à qu’il soit condamné à mort. Et l’ironie dramatique réside dans le changement d’opinion de son protagoniste qui, depuis la mort de sa fille, est un fervent militant opposé à la peine de mort transformé en son contraire pour des raisons purement opportunistes et professionnelles. Le cynisme de Friedkin est à son comble quand sa femme, ne le reconnaissant plus dans ses méthodes et ses actes, décide de le quitter. Notre avocat est embêté, certes, mais ne sera pas plus préoccupé que cela ! Friedkin démontre comment un système punitif implacable n’est composé que d’êtres aux blessures secrètes qui pourraient s’ouvrir à des moments inopportuns, voire même les transformer en bourreaux et exécuteurs d’État. En effet, l’affaire criminelle dont va se charger l’avocat va détraquer celui-ci comme le policier Steve Burns dans Cruising ou John Vulkovich dans Police Fédérale, Los Angeles : l’avocat général va projeter sa culpabilité et son deuil liés à sa petite fille sur l’accusé Charles Reece (Alex McArthur). Il veut que ce meurtre soit prémédité, calculé et se convainc à croire à la culpabilité intégrale et responsable de celui-ci.
« J’ai déjà tourné des scènes de procès. Elles sont dramatiques car il y est question de vie et de mort. Elles illustrent vraiment le concept de la vie et de la mort. Elles essaient de mettre l’ordre là où il n’y en existe plus. »
(W. Friedkin, Commentaire audio de L’Enfer du devoir)
Le Sang du châtiment, comme L’Exorciste, articule et confronte le mysticisme religieux et les nouvelles sciences technologiques et criminologiques concernant la figure du serial killer.
L’ironie du Sang du châtiment est finalement la même que pour Cruising ou Police Fédérale, Los Angeles, elle réside dans l’inversion : le psychopathe du Sang du châtiment a finalement plus de moralités et de convictions (aussi dérangées soient-elles dans son obsession mystique du sang contaminé à purifier) que l’avocat général qui plaide la peine de mort pour des raisons douteuses avec des moyens démagogiques. Il tentera de convaincre le parent d’une victime à comparaître en rapprochant la mort naturelle de sa fille aux meurtres barbares commis sur la femme et l’enfant de ce dernier. Et reproduira en salle d’audience la durée réelle de trois minutes du meurtre d’une femme pour tirer la larme au jury et l’influencer. On retrouvera ce type de protagoniste moralisateur lâche, bigot et hypocrite dans Outrages (1989) de Brian DePalma avec Michael J. Fox dans ce rôle-titre et ingrat.
« Un avocat qui détient suffisamment de preuves dans ses dossiers n’a pas besoin de faire appel aux émotions du jury. Et un réalisateur qui bénéficie d’un bon scénario n’a pas besoin, à l’identique, de faire appel à des artifices voyants. » (William Friedkin27)
Friedkin dépeint sans vergogne un monde à vendre : les représentants de l’ordre policier et juridiques sacrifieraient sans mal leur individualité, leurs convictions, leur morale au profit d’une simple ascension sociale. La morale, finalement, n’est autre que le fait d’aiguiser la vérité pour sauver ou tuer une vie.
2-DES NOMS-DU-PÈRE28
(Les Garçons de la bande, Cruising (2), La Nurse, L’Exorciste, Traqué)
La question du père, de l’intime au général, irrigue l’œuvre d’un cinéaste finalement humaniste, mais à rebours des valeurs que défendent hypocritement ses personnages arrivistes.
Le père absent de L’Exorciste ne cessera de se décliner dans toutes les figures patriarcales des institutions scientifiques ou religieuses. Nick Nolte dans Blue Chips (1994) est un père fouettard qui ne fait qu’un avec ses jeunes joueurs de basket qu’il considère comme ses enfants. Les hommes du remake du film de Sidney Lumet, 12 hommes en colère (1997), sont fondamentalement des pères qui ne comprennent pas leurs enfants et qui les sacrifieraient même à cause de leurs simples états d’âme. Dans L’Enfer du devoir, Samuel Jackson tue de sang froid toute une foule de gens pour défendre ses soldats, comme ses propres enfants.
« Les militaires paient le prix des politiques mal définies par des bureaucrates qui n’ont jamais servi sous les drapeaux, mais qui envoient nos jeunes mourir dans des lieux isolés pour mener à bien des opérations mal préparées. »
(W. Friedkin, Commentaire audio de L’Enfer du devoir)
Les Garçons de la bande (The Boys in the band, 1970)
Les Garçons de la bande montre un univers où tous les hommes sont des homosexuels latents ou affirmés, et comment ces derniers subissent, non sans ironie, l’image de la femme. En effet, les vedettes féminines de cinéma sont déclinées par la bande son et des posters placardés dans tout l’appartement du personnage de Michael, qui servira de huis clos au film : Judy Garland, Marlène Dietrich, Bette Davis, Joan Crawford. L’image de la femme est trop forte pour une société dite patriarcale américaine, et la minorité homosexuelle a du mal à s’assumer dans ce gouffre intermédiaire. Les Garçons de la bande expose la difficulté sociale et intime de s’accepter soi-même, avec son homosexualité, et comment il est difficile de résister aux traditions (la fidélité du mariage, les apparences hétérosexuelles, les discussions artificielles pour mieux cacher les blessures de chacun, la persistance de l’autorité parentale…). Voire même subir une iconologie non seulement blanche, mais totalement hétérosexuelle. De par cette brèche, Les Garçons de la bande transforme le huis clos en véritable ghetto, et les « folles » que dénomment péjorativement le torturé Michael ne sont autres que les mêmes que l’Histoire a honni, via l’esclavage (le personnage de Bernard est exemplaire de sa condition sociale à ses premiers amours) aux camps de concentration (Harold le juif et Emory, la folle extravertie qui, pendant la guerre, aurait certainement été « classifié » comme « dégénéré »).
L’Exorciste (1973)
Dans L’Exorciste, le manque du père est bien vite comblé et la paternité est finalement salvatrice pour la petite Regan grâce à la figure substituée à celle-ci dans le prêtre Damien Karras. Avec L’Exorciste, on retrouve également cette même frontière entre Fantastique et « réalité » que matérialise la chambre de Regan vis-à-vis de tous les autres décors externes ou internes du film, et cette figure monolithique d’une statue de démon qui renverra l’arbre de La Nurse.
Le mal s’immiscie dans toutes les frontières sociales (riches/pauvres, religion/science), raciales (immigrés suisses/grecs), sexuelles, familiales (mère/fille, mère/fils, père/fille…) possibles et imaginables et le film décline toutes ces combinaisons des protagonistes aux rôles secondaires. Le mal relève ainsi du fantastique dans la mesure où il se manifeste par l’entremise d’une déformation sociale paranoïaque, voire apocalyptique : le clochard devient un spectre inquiétant, malade comme dans Le Prince des ténèbres (1987) de John Carpenter et les Iraquiens du début semblent tous hantés par une menace imminente les enfermant dans un mutisme clinique.
« L’Exorciste est un film réaliste sur l’inexplicable, un alliage que je trouve passionnant. »
(William Friedkin29)
Comme Roman Polanski avec Répulsion (1965) et Rosemary’s Baby (1968), William Friedkin réinterprète le Psychose30 d’Alfred Hitchcock en conférant une légitimité à la paranoïa d’une femme, en l’occurrence la mère de Regan, Chris MacNeil (Ellen Burstyn). Elle voit sa fille se transformer, et la seule réalité sur laquelle semble, à raison, se reposer Friedkin est le visage torturé et angoissé de celle-ci qui, malgré les dérèglements moraux et physiques de sa fille, n’abandonne pas son enfant et le reconnaît dans tous ses avatars monstrueux que le Diable lui fait prendre.
« Comme dit le père Merrin dans le roman [et non dans le film] : « Je pense que la cible du démon n’est pas la possédée ; c’est nous… les observateurs… chaque personne présente dans cette maison. »
(Mark Kermode citant William Peter Blatty dans Les coulisses de L’Exorciste, Le Cinéphage, 1997)
Le son aura une importance aussi bien narrative que formelle et un rôle à jouer déterminant : la voix de Regan possédée ne sera pas celle de la jeune Linda Blair, mais de l’actrice incandescente dans Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954), Mercedes McCambridge. Et le choix musical des sonorités d’Europe de l’Est (Hans Werner Henze, Krzysztof Penderecki, Anton Webern) renverra à toute une culture fantastique propre aux mythes de Dracula, entre autres, et qui influenceront certainement les ambiances sonores et angoissantes de Shining (1980) de Kubrick dans son choix musical (Béla Bartok, György Ligeti et Krzysztof Penderecki) ! Mais ce qui reste décisif et passionnant dans cette joute morale, spirituelle et existentielle entre Dieu et le Diable dans L’Exorciste, c’est peut-être simplement cette scission radicale et formelle entre l’image et le son. En effet, Dieu ne doit pas être vu ou représenté dans certaines cultures est un lieu commun. Mais dans le film adapté du best-seller de William Peter Blatty31, le Diable ne doit pas être écouté par ses détracteurs, car il crée la confusion et corrompe l’âme et tout ce qui relève de notre conscience, notre plus grande faiblesse (culpabilité, manque d’assurance…). Friedkin adopte volontiers lui aussi un regard paranoïaque sur ce qu’il filme. Une salle d’examen dans un hôpital devient ainsi une chambre de torture et de manière générale, toute l’action du film, au début abstraite, évasive, dispersée, va venir se concentrer et se resserrer dans une toute petite chambre, celle d’une enfant de 13 ans !
« (…) La lecture seconde du film, débarrassé de ses oripeaux chrétiens, amène à envisager l’intrigue comme toute entière centrée sur l’attitude face à la maladie a priori incurable, le handicap supposé insurmontable, ou encore la folie auto-destructrice incontrôlable. Que la petite Regan (Linda Blair) soit soudainement atteinte de schizophrénie ou brutalement habitée par le Diable ne change fondamentalement rien aux réactions de l’entourage. »
(L’Exorciste par Vincent Guignebert dans la revue de Mad Movies n°100, de mars 1996)
Chris MacNeil défie sans relâche le scandale subversif qu’inflige le Diable à la figurabilité « innocente » de son enfant en jonglant entre les doctrines scientifiques et religieuses. L’enfant, dans ses propos violents de pure révolte32, non seulement s’apparentera à la thématique du corps en pleine mutation propre à l’adolescence, mais aussi à son propre père absent. Pour jouer avec un père absent, il faut se l’inventer, l’incarner soi-même. Ironiquement, on verra même Chris MacNeil dissimulant tant bien que mal, au prêtre Damien Karras, avec de grosses lunettes de soleil et un châle, des bleus et contusions sur son visage, comme les femmes battues par leurs maris33 !
« Un saint qui avait l’habitude de prier intensément et de mener une vie solitaire au désert, fut assailli par les démons qui, pendant deux semaines, le jetaient comme une balle, le lançaient en l’air et le reprenaient au filet. »
(Evagre, Le Pontique, 346, 399)
L’Exorciste parle aussi de l’aliénation sociale et religieuse par l’entremise des institutions du même nom qui se font concurrence autour d’un foyer fragilisé par l’absence du père qui, dans les années 70, sous-tend très souvent la disparition au Vietnam (Carrie de Brian DePalma jouera également avec cette absence du père en 1976). C’est pourquoi tout ce qui relève de la civilisation humaine et de sa préservation bureaucratique est mis à mal durant le film par l’entremise des enquêtes humaines liées à l’archéologie, la science, la religion et pour finir la police.
« Un dieu descend dans une personne et il établit sa demeure en elle. Il n’est d’abord qu’une voix, une connaissance qui lui pèse ou un ordre. Menaçant ou insistant, repoussant mais aussi excitant. Puis, il se fait de plus en plus pressant et la personne expérimente la force de ce dieu, elle apprend à l’aimer, à faire des sacrifices pour lui, elle est poussée jusqu’à l’extrême dévotion et le vide total. Quand ce vide est atteint, le dieu prend possession de sa personne et il accomplit ses actes par la médiation de ses mains. Ensuite, il l’abandonne, il la laisse vide et consumée, sans aucune possibilité pour elle de continuer à vivre dans le monde. C’est ce qui arrive à Karin. Et la frontière qu’il lui faut franchir est l’étrange dessin qui est sur la tapisserie ».
(Ingmar Bergman sur À travers le miroir, carnets personnels, cité dans « Images », Gallimard, 1992)
Cruising (bis)
Avec Cruising, Friedkin décline Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), d’une part avec le motif du policier qui vient graviter autour de Janet Leigh et de sa voiture. Les lunettes de soleil, la tenue de cuir du policier et les gros plans que celui-ci génère dans Psychose sont les attributs figuratifs du psychopathe de Cruising, en plus de la fonction libidinale propre au grand méchant loup (« Loup y es-tu ? »). Et d’autre part, avec le son, où Friedkin adapte au masculin le rapport de possession de Norman Bates par sa mère. Ici, c’est le père, et la voix du jeune tueur homosexuel est littéralement celle de son propre père pourtant défunt, une voix grave et autoritaire et finalement d’outre-tombe34 !
« Enfants meurtriers, adolescents statufiés en déchets sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite, votre solitude nue témoigne des sacrifices humains ultramodernes. »
(Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental)
Au final de Cruising, Steve Burns (Al Pacino) peut enfin incorporer le grade supérieur du corps policier, mais à avoir vendu et travesti sa première identité pour une autre, il ne pourra plus être John Forbes qu’il regarde apathiquement maintenant dans une glace. On ne se libère pas d’une icône :
« Pour que l’homme ne meure pas de rester collé à sa mère, à l’image de sa mère, ou ce qui revient au même, collé à lui-même, à l’image de lui-même, les sociétés ont échafaudé les édifices de la Vérité, les monuments des textes écrits ou des paroles transmises qui séparent l’homme de lui-même, qui le blessent, qui le marquent au feu des mythes, des religions, de la poésie tragique dont s’entoure l’interdit de tuer.
L’humanisation de l’homme, c’est cela : l’échafaudage qui construit l’image du Père. (…)
Voilà ce que les comptables n’admettront jamais : que tout meurtre soit marqué de parricide.
Voilà ce qu’ils n’admettront jamais : que la banalisation du meurtre aujourd’hui plonge ses racines dans l’abolition du Père.
Voilà ce qu’ils n’admettront jamais : quand s’efface dans la société l’image du Père, l’image de l’Idole la remplace.» (Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental)
Pacino est possédé par le psychopathe qu’il pourchassait de la même manière que celui-ci était possédé par son père défunt. La chaîne cyclique que montre Friedkin, qui s’articule dans les sociétés urbaines et occidentales, est proprement alimentaire et meurtrière : les flics produisent des psychopathes, créent des schizophrènes. Mais la mère Bates rôde : elle tue son enfant meurtrier dans Le Sang du châtiment35 (après avoir éduqué son fils en le montant contre son propre père) et elle est juge présidant une Cour pour une affaire criminelle au début de 12 hommes en colère.
La Nurse (The Guardian, 1990)
« Pendant des millénaires l’ordre des druides pratiqua l’adoration des arbres allant même, parfois, jusqu’à l’offrande de sacrifices humains. Pour ces adorateurs tous les arbres ont leur gardien spirituel. Beaucoup se vouent au bien et à la vie mais certains incarnent les puissances des ténèbres et du mal. » (La Nurse de William Friedkin)
Une autre figure du père est présente dans La Nurse. La paternité y est ramené au conte. Le postulat du film et de tester la crédulité du spectateur en multipliant les incohérences narratives et visuelles. D’une part, parce qu’on est dans un film fantastique qui se revendique du conte pour enfants et, d’autre part, pour transformer tous les adultes du film en grands enfants livrés à eux-mêmes, dans la mesure où le fantastique n’est autre que leur refoulé ou une forme abstraite qui matérialiserait leur réelle terreur du monde dans lequel ils doivent s’adapter (on est pas loin du Blue Velvet de David Lynch). Pour que les adultes redeviennent des enfants, il faut les confronter au Fantastique, en vue d’une initiation. L’arbre est le pivot central et narratif du film d’où provient le Mal et son émissaire est une baby sitter, Camilla, qui vient lui sacrifier des bébés au sang pur. Une scène marquante : à mesure qu’un jeune architecte, attiré par elle, la suit en s’enfonçant dans la nature, un sentiment d’irréalité se manifeste de plus en plus. Sentiment que vient confirmer la présence d’une rivière qui scinde et marque une frontière en deux, entre raison et imaginaire (de la même manière que des loubards viendront agresser Camilla et se retrouveront à ses trousses avant que cet arbre maléfique vienne les massacrer de l’autre côté de la rive).
Mais, La Nurse est avant tout un combat métaphorique entre un père physique, réel et la Mère dans toute sa dimension mythologique et symbolique incarnée par le corps hybride de la nurse (via son rapport à cet arbre et au végétal de manière générale) autour d’un bambin menacé de ne jamais grandir, menacé d’être figé dans le tronc d’un arbre, tel Méduse dans le reflet d’un bouclier ou la femme de Loth en colonne de sel !
« On assimile bien trop leur travail (celui des frères Grimm) aux Etats-Unis à des exercices de style sur le Bien et le Mal plutôt inoffensifs, alors que leurs contes sont en réalité très effrayants. Mon intention, néanmoins, n’a jamais été de rendre La Nurse bien plus choquant que ne l’est Le Petit chaperon rouge ou Rumpelstilskin. »
(William Friedkin36)
Traqué (The Hunted, 2003)
Dans Traqué, la politique américaine fait du personnage de Benicio del Toro un fantôme, dans son déni « filial » à le faire exister par écrit, à l’image de Tommy Lee Jones qui ne veut pas le reconnaître, et le traite ainsi ; c’est finalement le montage et le film lui-même qui vont lui rendre justice et assumer une paternité à ce personnage torturé que l’État veut coûte que coûte éliminer. Aaron (Benicio del Toro), comme Charles Reece dans Le Sang du châtiment, représente le refoulé non assumé ou la culpabilité de LT (Tommy Lee Jones) à avoir créé non pas des soldats, mais des robots, mais aussi celle morale et sociale propre à l’Amérique dans tout ce qu’elle rejette, dénie, occulte, à savoir les SDF, les ouvriers, jusqu’à une culpabilité exportée à l’étranger (au Kosovo), formes que revêt Aaron pour se mêler à la masse et « disparaître ». L’Amérique, tel le docteur Frankenstein37, produit des fantômes, des psychopathes, mais rejette toute paternité en faveur d’un parricide (le sacrifice d’Isaac par Abraham ouvre et ferme le film avec la chanson de Bob Dylan, Highway 61 Revisited, reprise par Johnny Cash) d’État : elle veut ensuite les effacer alors qu’elle en a fait des monstres.
3-OBSERVATION ET CRITIQUE SOCIALE
(French Connection, Le Convoi de la peur, The Brink’s Job, Deal of the century, Jailbreakers)
« – L’un des grands thèmes de votre cinéma, c’est la contamination par le Mal.
– Je suis d’accord. C’est évident dans L’Exorciste. Dans French Connection, le Mal, c’est la drogue. Dans Police fédérale, Los Angeles, c’est la fausse monnaie qui gangrène la ville. On retrouve cette idée dans pratiquement tous mes films : Le Convoi de la peur, Cruising, Le Sang du châtîment, Blue Chips. »
(Entretien avec William Friedkin réalisé par Laurent Vachaud pour la revue Positif n°444 de février 1998)
« Véronèse, lorsqu’il a réalisé sur ordre du pape La Cène, a peint une œuvre blasphématoire et très cynique. Je pense que cette attitude rétive vis-à-vis de l’autorité trouve son origine dans mon enfance.
Je crois néanmoins très profondément en la morale chrétienne.
C’est une pensée passionnante (…) Le Catholicisme est devenu un simulacre. »
(William Friedkin38)
« Et la séparation de l’Église et du business ? Le fondement de ce pays. »
(Deal of the century)
« – Tu t’accroches à cette compagnie d’assurances qu’est l’église.
- Oui, je crois en Dieu. S’il n’existe pas, je n’ai rien perdu. S’il existe, je suis couvert. »
(Les Garçons de la bande)
French Connection (The French Connection, 1971)
« L’acte de création, le vrai, est toujours subversif. »
(William Friedkin39)
À travers sa filmographie, Friedkin a jonglé très souvent entre une observation intimiste sur un individu au cœur d’une mécanique légale implacable (l’influence de Fritz Lang40 n’est pas à négliger) et une observation sociale qui se revendiquerait du documentaire dans l’investigation que le film a impliqué. Le meilleur exemple à ce titre est French Connection, pour son écriture (Friedkin a co-scénarisé ce film avec Ernst Tidyman que l’on voit dans le générique de Shaft, en 1971) très linéaire, qui se modulera durant les mois de préparation avec deux supers flics, à l’origine de la célèbre affaire de 1962 connue sous le même nom homonyme du titre du film, et durant le tournage avec les acteurs. French Connection est une sorte de « work in progress » dont le style fera non seulement des émules à l’intérieur de son pays41, mais aussi Outre-Atlantique42.
Mais au-delà de la célébrissime course poursuite et du caractère documentaire43 du film, avec ses figures de style qui s’y rattachent (style pas très visible, pas très audible qui concourre à une « action-à-trous » que le public vient parachever), déterminant pour influencer le public à participer à l’action du film, il faut retenir de French Connection44 une vision « horrifique » sur le travail de flic. Ces derniers n’ont pas d’intimité mais un rapport de prédation constante, au-delà même de leurs heures de travail, interdépendantes de leur vie !
« – Tu passes ta vie dans les égouts.
– C’est la moitié du monde, on ne peut pas se voiler la face.
– Je sais que ça existe. Je n’ai pas besoin qu’on me mette sous le nez la saloperie qui nous entoure ! La violence est ton pain quotidien. Tu vis avec la violence et la mort. Comment peux-tu y vivre sans t’endurcir de plus en plus ? Ton monde est si éloigné du mien. Que deviendrons-nous plus tard ?
– Plus tard commence tout de suite. »
(Bullitt de Peter Yates, 1968)
Friedkin décrit le comportement détraqué que peut être celui du flic, en l’occurrence Popeye45 Doyle (Gene Hackman), véritable être à vif, chien enragé lors de filatures et qui projette toute sa haine et son énergie dans les arrestations. Et cela jusqu’à tuer accidentellement, à la fin du film, un collègue de travail sans le moindre remords, puisque celui-ci s’est déjà déplacé dans la volonté d’arrêter le grand bandit du film, Alain Charnier (Fernando Rey), bandit raffiné et insaisissable, qui finira par lui échapper ! L’affect du policier selon Friedkin est en perpétuel transfert, en déplacement constant, et donc en projection sans fin : celui qui triomphe doit être celui qui dissimule le mieux, ce qui équivaut à dire que ce sont les meilleurs acteurs qui triomphent dans le milieu policier, comme celui de la pègre ! La reconstitution de l’enquête policière, des filatures aux mises sur écoute des suspects : chaque scène qui reconstitue avec plus ou moins une certaine emphase les moments clefs de l’affaire sont de véritables morceaux de bravoure, témoignage de toute une orchestration scénique entre flics et trafiquants. Charnier est un génie du crime, au même titre que Mabuse, car son Joker est un présentateur télé dont le voyage Marseille New York servira de couverture à un trafic de drogue international que le mafieux français aura dissimulé dans sa voiture ! Friedkin, grâce à l’hybridation entre une réalité reconstituée et sa mise en abîme, montre que l’image est forcément un moyen d’attirer l’attention vers autre chose et qu’elle permet à l’hors-champ une liberté totale (le voyage de Charnier et de son bras droit Pierre Nicoli est « ellipsé » au montage grâce au présentateur télé en pleine conférence de presse sur un bateau) !
« Tous mes films, sans exception, sont de pures fictions. J’ai en effet utilisé des événements basés sur des faits réels comme un acte de pure provocation afin de réaliser des films de fiction. »
(William Friedkin46)
La figure de Charnier tient toute sa force dans le montage parallèle où le hors champ : son champ d’action est soit transféré sur son bras droit, soit détourné (par la vedette de la télévision française Henri Devereaux puis par le gangster italo-américain Sal Boca) ou, encore, n’est jamais vraiment montré contrairement au personnage de Sal Boca (dont la réputation est à faire). Les faits et gestes de ce dernier sont analysés, décortiqués, répertoriés (les deux policiers occuperont même la voix-off du film lors d’une scène nous présentant ainsi ce personnage comme un rat de laboratoire dans sa cage !).
« Est-ce que tu sais que ta maison est sous surveillance, que tu vis comme un animal dans un zoo ? »
(Police Fédérale, Los Angeles)
« J’aime regarder. »
(Cruising)
L’enjeu des personnages de French Connection : ne pas être pris dans le champ de vision de l’autre47. Ce processus de la complicité criminelle et figurative entre Charnier et Nicoli sera inversé avec Police Fédérale, Los Angeles, dans la mesure où Willem Dafoe se met continuellement à découvert, exécutant lui-même ses besognes ingrates de « faux-monnayeur », permettant ainsi à son bras droit de se glisser discrètement dans le champ d’action si celui-ci dégénère. Mais revenons à French Connection, les techniques policières adaptées à ces génies du crime nous sont montrées pour mieux préparer le terrain au duel Popeye/Charnier et donner de la gageure et de l’ampleur à deux flics hors du commun, ou encore montrer les similitudes entre un réel sordide, celui du quotidien policier, et celui de manipulation factice de l’image (profession de metteur en scène). La première scène montre le jeu du bon et méchant flic pour confondre l’interpellé48. La deuxième scène montre Popeye en spectacle, haranguant et agressant tous les occupants douteux d’un bar juste pour pouvoir parler ensuite en privé dans les toilettes de celui-ci avec son indic : tout est mise en scène, mais l’enjeu ou le caractère décisif de l’action se passe dans les coulisses (chez DePalma49, l’enjeu est dans l’image même, dans son arrière champ) ou un lieu annexe.
« Le cinéma, dans ce pays, c’est devenu l’opium du regard. »
(William Friedkin50)
« Les étoiles sont les yeux de Dieu. »
(Police Fédérale, Los Angeles)
Le Convoi de la peur (Sorcerer, 1977)
« ACTION IS CHARACTER »
(Scott Fitzgerald)
« La perfection est de se perdre. »
(El Topo de Jodorowsky)
En 1977, Friedkin réalise son film à la fois le plus personnel, mais aussi le plus maudit de sa carrière, Le Convoi de la peur. Quand on lit ou entend les mésaventures du tournage, les catastrophes en tout genre, les coûts faramineux du film51, on pense à La Porte du Paradis (1980) de Michael Cimino ou à Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola. Encore aujourd’hui, le film souffre d’une véritable méconnaissance de la part de la critique et du public. L’épure narrative, le caractère minimal du découpage, le dépouillement formel, l’économie des dialogues52 : toute cette dimension radicale et simplifiée pour signifier, suggérer, traiter philosophiquement de la condition humaine au monde, ses relations métaphysiques et symboliques à celui-ci et l’essence existentielle de l’homme vis-à-vis de ses actions.
« Dans un premier temps, je présente les quatre personnages dans leurs pays respectifs. Ça représente leur vie terrestre. Pour une raison bien précise, chacun doit disparaître, mourir « symboliquement ». On les retrouve alors dans une sorte d’enfer, la jungle mexicaine, où ils accomplissent des travaux pour expier leurs fautes. Puis on leur offre une chance de rédemption : traverser l’enfer, avec la perspective de gagner le paradis. Le film raconte leur traversée d’un no man’s land. J’avais d’abord failli appeler le film comme ça, plutôt que Le Convoi de la peur, qui est en fait le nom de l’un des camions. (…). En même temps, les quatre personnages du Convoi de la peur sont des exorcistes qui doivent conjurer le Démon, représenté par l’incendie, grâce à la nitroglycérine. »
(William Friedkin53)
Et pourtant, le « making of » du film repose sur un véritable paradoxe, il s’agit d’une nouvelle version du Salaire de la peur (1953) d’Henri-Georges Clouzot. Comment ce film a-t-il pu donc se libérer autant de cette appartenance à l’original ? D’une part, Friedkin revient à la matrice, l’ouvrage de Georges Arnaud et, d’autre part, il fait appel à Walon Green, le scénariste du légendaire La Horde sauvage (1968).
« Au détour d’une conversation avec Bud Smith, son monteur attitré, Friedkin contacte Walon Green, un documentariste qui fit ses classes chez WGN, la même compagnie de documentaires dont est issue le réalisateur de French Connection. Green a, en partie, le profil de l’emploi requis par Friedkin. D’après Smith, Green a passé un temps considérable dans les coins les plus dangereux d’Amérique Latine, à la fois comme correspondant pour le magazine National Geographic et comme travailleur social. Mais il est loin d’être un scénariste confirmé : crédité seulement à ce poste sur La Horde sauvage, Green s’était en fait limité à structurer et à donner corps aux idées apportées par Roy A. Snicker et Sam Peckinpah. »
(Le Convoi de la peur décrypté par Fathi Beddiar pour Mad Movies n°168, octobre 2004)
Le Convoi de la peur rejoint ces grands films conceptuels et finalement assez ludiques qui font l’éloge du simple risque de jouer leur vie jusqu’à tout perdre (Macadam à deux voies, La Horde sauvage, The Driver, Point Break). Les quatre personnages du Convoi de la peur évoquent ainsi ces grandes figures du Far West ainsi que leurs relations amicales basées sur les non-dits et leurs actions (La Poursuite infernale de John Ford, Law and Order d’Edward L. Cahn).
« Les solutions les plus simples sont les meilleures. »
(Commentaire audio de William Friedkin pour Police Fédérale, Los Angeles)
« Moins, c’est plus. »
(Ludwig Mies van der Rohe)
« Il y a plus d’idées dans le ciel et sur la terre que dans tous les rêves qu’a suscités en moi ta philosophie, Horace. » (Hamlet, Shakespeare)
Avec un semblant de rien, Friedkin fusionne tout : religion, sociologie, philosophie et Histoire ! Et le film n’est pas un pot-pourri culturel, c’est une digestion inouïe de la perception instinctive, personnelle et culturelle d’un auteur liée à toutes les contingences abstraites et disciplinaires autour de lui. Et pour qu’un redevienne homme, il faut en passer par tous les excès mégalomanes que la production cinématographique induisait à l’époque avant qu’elle ne se « démocratise », se banalise, s’industrialise.
« Je vous dis que je suis las à mourir de toujours représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même. » (Tonio Krüger de Thomas Mann cité en exergue de Prenez garde à la Sainte Putain de Rainer Werner Fassbinder)
« …Il est temps que je détruise l’erreur fondamentale qui a été commise à mon égard : je ne suis pas un cinéaste. Même si je possède dans ce domaine une espèce d’habileté, le cinéma n’est pas mon métier. Mon métier est celui qu’il faut apprendre quotidiennement et qu’on n’en finit jamais de décrire : c’est le métier d’homme. Et qu’est-ce qu’un homme ? C’est un être debout qui se hausse sur la pointe des pieds pour apercevoir l’univers. »
(Roberto Rossellini).
On reconnaîtra dans Le Convoi de la peur, par le décor naturel, des citations aux cultures précolombiennes, jusque dans la mort quasi « sacrificielle » de chaque personnage, comme pour calmer le feu divin représenté par l’incendie d’un puits de pétrole. Ce « no man’s land » central du film est aussi le lieu, non seulement d’une histoire ancestrale et fondatrice, mais c’est aussi et surtout un véritable « purgatoire », un « faux » paradis où il n’y a pas vraiment de jugement moral sur le passé de ces personnages migrateurs, mais par contre où l’on est forcé de rompre avec ses habitudes matérielles et matérialistes, comme sexuelles. Voilà ce qui est, à proprement parler, infernal, puisque ces paramètres révèlent la rancœur, la mélancolie, la nostalgie, l’ennui, la dépression. C’est aussi le lieu de la corruption54 dans la mesure où la vie n’y vaut plus rien et où l’on se fait acheter jusqu’à y perdre son âme (on sent une autorité dictatoriale dans ce « no man’s land »). On pourrait même aller jusqu’à faire des analogies philosophiques et littéraires : lorsque Scanlon à moitié fou et Nilo à moitié mort partagent un univers décalé et fantasmagorique, que renforcera un montage psychédélique et un paysage désertique et rocheux qui se superposera par la suite sur le visage du premier avec le rire dorénavant d’un cadavre. Le rire du cynique Démocrite, par l’entremise du personnage de Nilo, n’appartient plus au monde des vivants, mais au monde des morts alors que Scanlon est hanté par le montage même du film comme Macbeth pour les crimes qu’il a commis afin accéder à la couronne.
« – C’est un mort qui marche.
- Et nous, on n’est pas des morts qui marchent ?! »
- (Le Salaire de la peur)
« C’est moi qui sent la charogne. C’est moche de pourrir vivant tu sais ! »
(Le Salaire de la peur)
« (…) Et ne t’approche pas trop du bord. Et tu verras… que ce que je te dis est vrai. Parce que je crois que le monde… (Il a une expression hébétée.) Parce que je crois que le monde… (Il a une expression de désarroi.) Parce que je crois que le monde… (Perdu. Il se tait et s’assoit.) »
(Harold Pinter, L’Anniversaire)
Ce « trou à rats » exotique, où se retrouvent nos quatre protagonistes, bien malgré eux, représente le lieu métaphorique où l’Histoire de l’homme a péché et s’est mise à découvert dans ses horreurs les plus primaires ou barbares. Et sous les yeux d’une entité métaphysique, d’un Dieu qui demanderait peut-être réparation par le sacrifice de ces vies (on croisera au milieu du film un barman nazi, un truand fiscal, un tueur à gages, un terroriste). On peut de cette manière considérer que Le Convoi de la peur est le positif de L’Exorciste dans lequel ce dernier esquissait une représentation du Diable. En effet, Dieu est bien présent dans Le Convoi de la peur et sa figurabilité problématique, religieuse et polémique, s’est investie dans la figure abstraite et vertigineuse de l’élément primaire qu’est le feu (on retrouvera ce vertige mystique face au feu dans le final de Police Fédérale, Los Angeles). Non seulement, le feu évoque le buisson ardent de l’Ancien Testament, qui est la représentation détournée de Dieu lui-même, mais il évoque aussi les mythologies nordiques, comme celles grecques (Zeus et la foudre, Héphaïstos forgeant le fer à l’intérieur d’un volcan, le feu prométhéen).
Le titre original du film, « Sorcerer », notifie déjà quelque chose de mythologique, de sacré55, qui évoque tour à tour, la fatalité, le mauvais sort. Chaque indigène rencontré, lors de l’itinéraire infernal dans une jungle hostile, se révèle être, dans leur courte apparition, une sorte de médium, de génie divinatoire, d’oracle antique, de passeur intermédiaire entre deux mondes. La jungle devient ainsi le purgatoire où les actions indépendantes des protagonistes fusionnent, se fédèrent les unes aux autres, en plus de l’union directe et indirecte de genres typiquement américains (le film d’action policier, le fantastique, le film d’aventures, le film catastrophe et le western).
De cette manière, Le Convoi de la peur est peut-être le seul film de Friedkin où les faiblesses de ses personnages nous les rendent attachants, et provoquent ainsi notre adhésion. Le seul film où son auteur se mette réellement à découvert, offrant son affection pour ses quatre personnages, et cela sans cynisme ou ironie. Pour cause, Friedkin leur confère une stature mythologique, ce qui éclaire l’ensemble de son œuvre de la manière suivante : chacun de ses films présente une nouvelle pathologie de l’Amérique à travers ses personnages aux fonctions sociales et professionnelles toujours bien définies, délimitées et surtout constitutives et complémentaires de l’Amérique comme de l’œuvre d’un réalisateur paradoxalement subversif, critique, provocateur, mais malgré tout patriote !
« Tous mes films contiennent une part d’espoir au sens agnostique du terme. Un agnostique croit que le pouvoir de Dieu et de l’âme sont mystérieux, mais néanmoins qu’ils existent. » (Friedkin56)
« Ce qui différencie les païens de nous, c’est qu’à l’origine de toutes leurs croyances, il y a un terrible effort pour ne pas penser en hommes, pour garder le contact avec la création entière, c’est-à-dire avec la divinité. » (Antonin Artaud cité en exergue du Rôti de Satan de Rainer Werner Fassbinder)
Le Convoi de la peur répond au merveilleux paradoxe et dilemme américain : l’absence d’Histoire, dans la mesure où cette dernière est soit inavouable, soit récente, et que la digestion mythologique et culturelle des histoires, des traditions et croyances externes à ce pays et bien antérieurs à leur propre Histoire, constitue un paysage imaginaire du western à l’ « Héroïc Fantasy », genres de prédilection pour le refoulé culturel américain.
« Et la fin de toute notre exploration sera d’arriver là où nous avons commencé et de connaître cet endroit pour la première fois » (T.S. Elliott).
Têtes vides cherchent coffre plein (The Brink’s Job, 1978)
« Les films sont des formes de divertissement populaire. »
(W. Friedkin, Commentaire audio de L’Enfer du devoir)
Au-delà d’une critique sous-jacente à tous ses films et de ses téléfilms aux sujets contemporains très forts, Friedkin réalise en 1978 et 1983 ses deux films les moins personnels de manière ostentatoire, mais aussi les plus virulents de sa carrière : The Brink’s Job et Deal of the Century. Ces deux films témoignent du savoir-faire génial de Friedkin et, à mon avis, confirment son talent de manière indiscutable : dès qu’un sujet grave est abordé, un véritable cinéaste se reconnaît dans la discrétion de sa facture, afin d’éviter de faire ombrage au sujet traité. Et pour cause, pour aborder un sujet grave, Friedkin va dépersonnaliser son film jusqu’au dépouillement. The Brink’s job renvoie aux comédies italiennes des années 196057 (et comédies américaines des années 1950 par certains aspects) à tel point qu’on s’y tromperait dans sa datation s’il n’y avait pas la présence de certains grands acteurs américains indépendants des années 1970 comme Peter Falk, Geena Rowlands58, Peter Boyle ou encore Warren Oates. Et pourtant, sous le ton de la comédie et de l’hommage cinéphile à tout un pan cinématographique, Friedkin démontre, par la méprise, comment une institution comme le FBI, aussi prestigieuse qu’une grande banque, est une simple farce59 qui, d’un grand vol commis par des voleurs de bas étage, accuse le complot communiste (lié à la Mafia) en ces temps propices à la paranoïa de la Guerre Froide :
« Il s’agissait de montrer comment des voleurs incompétents avaient mis en échec une organisation gouvernementale, elle aussi incompétente. »
(William Friedkin60)
« Les immeubles, c’est comme les gens. Ça a des secrets à confier. Faut savoir regarder. T’en as, c’est des petits mariolles. Tu vois ? Ils crânent, ils te toisent, l’air de dire : « Ose un peu t’attaquer à moi ». T’en as d’autres qui sont cons. Comme Brink’s. Tout gosse, plutôt que d’y bosser plus tard, je me serais suicidé. Les employés s’y ennuient. Ils sont morts. Ils manipulent le fric, comme des tas d’ordures. Ils n’ont plus de jus. L’immeuble dort. Et tout cet argent est là, prisonnier… et il m’appelle à travers les murs : « Tony, viens me prendre ! Sors-moi de là ! » Alors, je vais y aller… et le faire sortir ! » (Peter Falk dans The Brink’s Job)
Le Coup du siècle (Deal of the Century, 1983)
« – Frank, vous comprenez que par cette approche, nous tentons de minimiser le fait que nous vendons des armes, bien que nous fassions affaire dans ce domaine.
- Que les choses soient claires. Nous vendons à des dictateurs, des présidents, des ministres, qui ne louent pas de voitures et n’achètent pas de pâtée pour chat. Ils achètent des armes. Des armes qui tirent toujours plus vite et plus loin, qui tuent plus avec moins. Nous sommes en guerre pour vendre cet avion. L’ennemi, ce n’est pas Moscou. C’est Rockwell, Northrop, Lockheed, McDonnell Douglas, Grumman, et nos autres concurrents, nationaux et étrangers. Vous ne proposez qu’un message de service public. »
(Deal of the century)
Critique contemporaine et avisée de l’ère Reaganienne, Deal of the century démonte le caractère artificiel de sa politique qui réduit tout, transforme tout en jouet, du sexe et de la paix à l’arme à feu, tour à tour ouvre-bouteille ou briquet, que l’on détourne de sa fonction première, étant celle de tuer, pour alléger le poids de la conscience du vendeur au consommateur.
La supercherie reaganienne et son affairisme hégémonique font oublier à ses fonctionnaires qu’ils vendent des armes et non des gadgets aux multifonctions. L’ouverture de Deal of the century est d’ailleurs un réquisitoire des plus cyniques sur une politique trompe-l’œil, qui détourne l’attention du spectateur : ce sont des armes dangereuses, elles n’ont rien à voir avec la paix.
« Nos missiles ne sont pas conçus pour la guerre. Nous les fabriquons pour défendre la paix. (…). Les Etats-Unis ne sont plus la seule puissance militaire. Nous sommes dépassés en nombre par deux sous-marins contre un, par trois armes contre une, par quatre tanks contre un. Leurs missiles sont plus gros, plus puissants et plus nombreux. Nous ne négocions plus par la force. »
(Ronald Reagan dans Deal of the century)
Deal of the century discrédite Reagan et le caractère mercantile de sa politique qui transforme son pays en foire ! Pour ce faire, Friedkin confère à son film une facture impersonnelle comme si cela devait être formellement une commande de Reagan lui-même, mais il en inverse le propos. Deal of the century est le parfait film critique qui prend l’apparence d’un bon film comique populaire dans l’air du temps, d’un pur produit « reaganien » au discours « anti-reaganien61 » ! Finalement le meilleur film critique, c’est celui qui témoignerait le moins possible de l’ego de son auteur, c’est pourquoi Deal of the century peut être considéré comme une réussite sur un sujet aussi houleux que la vente internationale d’armes à feu, contrairement au récent Lord of War (Andrew Niccol, 2005). Dans ce dernier film, le ton se cherche tout du long, trahissant en chemin des effets de style encanaillant son auteur, mais dont le récit lasse et désensibilise le spectateur de toutes les préoccupations morales et critiques qu’il projette sur son personnage ennuyeux.
Jailbreakers (1994, pour la télévision62)
Dans Jailbreakers63, Friedkin s’intéresse à un couple improbable, ce qui va court-circuiter le récit et transformer celui-ci en couple criminel, dans une ville conforme où chacun a sa fonction bien déterminée : tous les hommes sont les copies conformes du père d’Angel (comme elle le dit elle-même), une pom-pom girl qui vit une vie bourgeoise au-dessus de tout soupçon jusqu’à la rencontre d’un voyou (on est dans la tradition des couples criminels du cinéma américain de Bonnie and Clyde à Badlands). Cette rencontre est déterminante pour Friedkin. D’une part le cliché du voyou Tony va prendre de l’envergure au contact de cette fille, mais elle aussi, à son contact, va pouvoir s’encanailler en poussant son conjoint aux delà de toutes limites, celle d’une légalité bien définie à celle du cadre d’un genre cinématographique dans lequel s’inscrit directement le film. Friedkin démontre comment une couche sociale (la petite bourgeoisie) fait écran à l’autre, alors que l’une est mise en scène par l’autre, et dans un même temps s’amuse, via son sujet, le cadre de son film pour la télévision et ses personnages poussés tellement à leur paroxysme qu’ils en deviennent des « images congénitales » !
L’Enfer du devoir (Rules of engagement, 2000)
« Il n’y a qu’un pas entre faire d’un homme un meurtrier ou un héros. »
(Commentaire audio de L’Enfer du devoir)
Le vrai sujet du film, au-delà du contexte politique qu’implique son sujet et au-delà même des personnages sur lesquels tout repose, est au fond une critique assez cinglante sur le rapport que l’homme occidental entretient avec les images ! Une critique assez cinglante sur les Médias64 vient s’immiscer le long du film jusqu’à éclater dans toutes ses séquences de procès. L’enjeu narratif du film est finalement le suivant : l’instrumentalisation des corps. De l’individu joué par Samuel Jackson par son propre gouvernement, et celui américain, à celui de la foule yéménite par Ben Laden.
« Je pense que les médias se contrefichent de la vérité. Seules les histoires à sensation les intéressent. Pour eux, si une histoire dégage un certain parfum de scandale, ils la ressasseront tant qu’ils le pourront. La seule manière d’y parvenir est de suggérer sans cesse au public que l’accusé est coupable. »
(Commentaire audio de L’Enfer du devoir)
« NO MAN’S LAND » – EN GUISE DE CONCLUSION
« Je ne cherche pas à amener de la morale là où il ne doit pas y en avoir.65 »
(Fernando Di Leo)
« Il faut être ouvert pour écouter le film. (…). J’ai toujours été intéressé par la remarque d’un journaliste qui demandait à Stravinsky comment il avait fait pour composer la musique du Sacre du printemps, et Stravinsky avait répondu : « Je suis le vase par lequel est passé Le Sacre. » »
(Commentaire audio de William Friedkin pour Traqué)
William Friedkin, malgré toute la démesure légendaire qui rattache son comportement à son investissement physique passionné sur un film, est finalement un cinéaste modeste qui mise tout sur ses personnages, pourtant livrés à leur « passion » !
Discontinuités, films de genres à rebours (surtout le film policier), personnages pathétiques, l’univers de Friedkin nous colle à la rétine, mais résiste à l’affect du spectateur averti, pour la simple et bonne raison qu’ils évoquent et respirent, d’une certaine manière, le refoulé de l’homme occidental dans sa vie de tous les jours en milieu urbain.
Le cinéma de Friedkin, « violence des échanges en milieu tempéré » en apparence, n’a pour d’autre objectif que de dissoudre la frontière en y injectant tout ce qui révèle du caractère double des choses, du paradoxe à l’ambivalence, du compromis à l’ambiguïté, afin de détruire toutes certitudes réconfortantes. C’est une quête, sans temps morts, d’un cinéma/expérience : prospection et investissement pour abolir la notion de genre qui se définira désormais avec de nouveaux paramètres, et abolir la notion de jeu en fusionnant l’acteur professionnel et le modèle (certains y jouent leur vraie fonction sociale !). En somme, un besoin d’habiter son film avec ce qu’Hollywood répudie : des modèles bressoniens encadrés par une dynamique purement artificielle que revendique son auteur.
Cette obsession de l’expérience relatée transforme Friedkin en cet adolescent improviste dont l’énergie, pouvant être auto destructrice parce qu’incandescente, s’irrigue toujours dans la frontière entre deux choses bien distinctes parce que définies par nos repères didactiques et civilisés.
« Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont, et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être. »
(Plus ou moins bêtes, D. M. Templemore, cité dans Les Animaux dénaturés de Vercors)
À la sortie de son film Blue Chips, un magazine de télévision populaire lui avait demandé ce qui l’attirait tant dans l’œuvre de Marcel Proust, il avait répondu : « L’innocence de l’enfance qu’il a su préserver et retrouver. Quand on devient adulte, on devient corrompu ». Ou encore, lors d’un documentaire lui étant consacré, il déclarait : « Réaliser des films est une activité de jeune homme66 ». Comment ne pas percevoir Friedkin, l’insolent et le turbulent, comme un cinéaste de la périphérie, de la « border Line », du « no man’s land ».
Ses personnages sont des adolescents frustrés et impétueux : ce sont des corps forcément à vif. Qu’ils soient languissants ou contractés, ils sont dans l’expérimentation de leur constitution physiologique et biologique (par l’injection, et la consommation à outrance), mais aussi dans leur rapport aux autres (c’est bien souvent le rapport social qu’ils « dégueulent » et rejettent : de la famille à la politique d’un pays qui les contient). L’adolescent est donc voué dans cette mutation intermédiaire à se rejeter soi-même et, ainsi, à se projeter sans cesse vers l’objectif « fonctionnel » qu’il s’est atteint.
« The world is yours. »
(Scarface, Brian DePalma)
Enfin, chez Friedkin, le montage (celui de l’image comme du son) transforme toutes les scènes de ses films en espaces clos où s’agitent et se bousculent les démons de la boîte de Pandore : une tension, seule, se relâche en fonction de quelques morceaux de bravoure construits, en réalité, pour créer, creuser un sentiment de vertige. La course-poursuite, au-delà du défi technique, dans ses films policiers, n’a pour d’autre raison d’exister que celui de perturber son spectateur par l’entremise de son acteur confronté et confondu à une situation extrême. Les gros plans sur les visages de John Pankow et William L. Petersen dans Police Fédérale, Los Angeles, poursuivis de tous côtés par des hommes de main leur tirant dessus, à pied ou sur roues, l’attestent. Ils ne peuvent bénéficier ou même « encourir » à des doublures. Friedkin veut leur propre vertige et non pas une action dans laquelle ils seraient maîtres à bord. C’est ici qu’on perçoit le mieux le cinéaste, dans cet ultime paradoxe qui a érigé toute son œuvre et créé ses plus virulents détracteurs. Au cinéma, plus on ment et plus on dit la vérité !
Derek Woolfenden, avril 2006. A l’origine, cet entretien et cette analyse de l’oeuvre du cinéaste étaient parus sur le blog d’Objectif Cinéma. Aujourd’hui, ce blog a disparu. Nous n’avons donc pas pu récupérer les images de notre entretien et dû utiliser ces deux images extraites d’une captation 7 ans après notre entrevue avec le cinéaste américain.
NOTES :
1 Deux événements fondateurs et formateurs pour Friedkin sont peut-être utiles à mentionner pour éclaircir l’imbrication obsédante chez lui entre un « réel » et sa mise en abîme (le cinéma) : William Heirens, alias « The Lipstick Killer » (Charles Reece dans Le Sang du châtiment) et son oncle policier Harry Lang : le meurtre de la petite fille Susan Degnan par William Heirens a marqué la ville de Chicago ainsi que Friedkin. « Pour l’amour de Dieu, arrêtez-moi avant que je tue à nouveau. Je ne peux pas me contrôler. » Telle était la teneur du message écrit au rouge à lèvres par l’assassin de Frances Brown, un cambrioleur fétichiste de 16 ans, qui tue deux autres personnes en 1945, à Chicago » (Stéphane Bourgoin, Enquête sur les tueurs en série, Éditions Grasset, 1999, Paris). Il a inspiré le film La 5è victime (While the city sleeps, 1956) de Fritz Lang ; et son oncle, Harry Lang, fut un policier arrosé par la Mafia qui tira huit fois sur Frank Nitti, le second d’Al Capone. Ce dernier survécut et Lang dû démissionner avant de devenir garde du corps, puis tavernier.
2 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
3 Et d’une certaine mesure Preminger et Lang avec la figure de Dana Andrews chez les deux cinéastes.
4 Bernard Hermann était au départ pressenti pour faire la musique du film.
5L’Ange de la vengeance (Ms. 45, 1981) de Abel Ferrara et Street Trash (1986) de Jim Muro déclinent eux aussi, à leur manière, cette « voie de fait » dans les sociétés occidentales urbaines et contemporaines.
6 On retrouvera cette occurrence critique développée dans Police Fédérale, Los Angeles avec l’indic prise en otage par un policier qui exercera sur elle, et jusqu’à sa mort (avant la relève), un chantage abject sur sa liberté conditionnelle.
7 Le scénariste Joe Eszterhas est à l’origine de Basic instinct et de Jade.
8« Les personnages qui sont dépeints dans Deal of the century sont très proches de leurs modèles réels. Ce sont des clowns, des imbéciles dont les actions ont pourtant un impact très profond sur la nation. » Concernant la voix off d’Eddie Muntz : « Mon intention était de faire des spectateurs les complices du personnage d’Eddie Muntz, de la même manière que Shakespeare fait partager directement au spectateur les états d’âme de Richard III. » (Friedkin interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.)
9Cruising a été un projet fortement convoité par Brian DePalma, qui s’est consolé de n’avoir pu en acquérir les droits en réalisant Pulsions (Dressed to kill, 1980).
10Cruising a été adapté des mémoires d’un ancien inspecteur de police, Gerald Walker, qui raconte comment un assassin sadique pourchasse les homosexuels dans les milieux gays et la faune des voyous de New York.
11 Pour William Friedkin, les plans de couverture sont le syndrome du cinéma américain. Friedkin ne fait en général qu’une seule prise et refuse les plans de couverture qui permettent en fait au producteur de retoucher le film si celui-ci ne leur convient pas ! (Friedkin interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.)
12« Je ne filme que ce que je veux voir apparaître à l’écran. Lorsque c’est terminé, je n’ai plus besoin de tourner. Je ne submerge pas la salle de montage de mètres de pellicule. Je ne suis pas actionnaire de Eastman Kodak ! » (commentaire audio du cinéaste pour L’Enfer du devoir.)
13 Thématique SF passionnante développée de The Thing (1982) de John Carpenter à Body Snatchers (1993) d’Abel Ferrara.
14 C’est tout le sujet du film Les Aventures d’un homme invisible (1992) de John Carpenter avec Chevy Chase qui joue également dans le film critique de William Friedkin, Deal of the century.
15 Il a joué notamment dans Le Parrain (1972), The Seven-Ups (1973), Le Parrain II (1974), Taxi Driver (1976), Rocky (1976), Le Convoi de la peur (1977), Big Wednesday (1978), Brubaker (1980), La Neuvième Configuration (1980) ou encore Vigilante (1983) pour ne citer qu’eux.
16 L’attirail SM du policier n’est pas sans rappeler les tenues allemandes nazies de la Seconde Guerre Mondiale. Le générique de fin de Cruising avec sa bande son, dans laquelle on entend des bottes, renvoie au générique d’ouverture de La Nuit des Généraux (1967) d’Anatole Litvak.
17 L’homosexuel est le double du policier de la même manière qu’une petite communauté conservatrice et calviniste est le double des milieux urbains pornographiques des bas quartiers de Los Angeles dans Hardcore (1979) de Paul Schrader.
18 L’univers homosexuel et policier confondu rappellerait presque les décadences allemandes ou romaines qu’ont si bien su représenter les films italiens dans cette hybridation ostentatoire entre un pouvoir totalitaire et une sexualité débridée : Tinto Brass avec Caligula (1979) et Saloon Kitty (1976), Luchino Visconti avec Les Damnés (1969), voire même Liliana Cavani avec Portier de nuit (1974).
19 Charles Tesson, « Luis Buñuel », Cahiers du cinéma, Paris 1995, p. 139.
20 Ferrara interviewé par Gavin Smith dans Film Comment de juillet 1990 et cité dans l’article de Tag Gallagher, « Géométrie de la force », paru dans la revue Cinémathèque, automne 2000, n° 18.
21 Interviewé par la revue Mad Movies n°164, mai 2004.
22« Selon Sade, la Société des Amis du Crime exploite honteusement le fabricant de simulacres : elle prétend « s’honorer » de ses inventions, mais se déclare incapable de le rémunérer de façon équitable. Semblable disproportion est inscrite dans la nature même de l’entreprise : plus le phantasme requiert le simulacre, mieux le simulacre agit et réagit sur le phantasme, plus il le développe, et plus le phantasme enchérit – et acquiert le sérieux de tout ce qui nécessite une dépense. » (La monnaie vivante de Pierre Klossowski, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 1997, p.64).
23 Pierre Klossowski, La monnaie vivante, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 1997, p.66.
24 On a souvent, et à raison, comparé pour cette raison-là Police Fédérale, Los Angeles à Body Double (1984) de Brian DePalma.
25 Au fil de cet article, il ne sera question que de la première version du film et non pas celle remontée de 1992 que je n’ai pas vue.
26 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
27 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
28 Titre homonyme à l’essai écrit par Jacques Lacan.
29 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
30 On n’est pas loin non plus du film de Ingmar Bergman, À travers le miroir (1961)
31 Longtemps scénariste, il a réalisé deux films atypiques dans la production hollywoodienne et vraiment passionnante dans la peinture intime d’êtres traumatisés par les démons extérieurs (La Neuvième Configuration, 1980) ou ceux qui leur sont intérieurs (L’Exorciste III, 1990)
32« Que Dieu te baise ! Suce moi ! », « Tu sais ce qu’elle a fait ta baiseuse de fille ? », « Ta mère suce des bites en Enfer ! »…
33 On retrouvera cette ironie avec la séquence du hold-up du Convoi de la peur et de son montage parallèle avec le mariage d’un gangster et sa promise qui a déjà un œil au beurre noir, ce qui ne semble pas perturber le prêtre officiant !
34 La question du père est primordiale et particulière dans Cruising puisqu’elle fusionne Psychose et Hamlet (le personnage tragique de Hamlet est finalement obsédé et possédé par l’image spectrale de son père à tel point qu’il en mourra).
35 On pourra voir ce même type d’infanticide post-hitchcockien dans The Killing Kind (1973) de Curtis Harrington.
36 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
37 Autre mythe convié dans Traqué : le duel final entre Sherlock Holmes et le Professeur Moriarty dans lequel le premier aurait dû trouver la mort, mais le public de l’époque en décida autrement. Ce fameux duel a influencé Friedkin comme il le dit lui-même dans un commentaire audio concernant le duel final de son film.
38 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
39 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
40 Il l’interviewe en 1974 pour le projet d’un film documentaire sur la peur, « A Safe Darkness » (avec les interviews prévues de Roman Polanski, Anthony Perkins et des psychologes émérites). Projet qui a été abandonné depuis.
41Scorpio (Michael Winner, 1973), Marseille Contrat (Robert Parrish, 1974) pour le sujet et certains parti pris, et peut-être même Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) dans une mise en scène physique empruntée aux caméramans de l’horreur pendant la guerre du Vietnam.
42 Les cinéastes italiens Fernando Di Leo, Ruggero Deodato, Sergio Sollima, Enzo G. Castellari, Umberto Lenzi pour ne citer qu’eux.
43« C’est une autre technique de tournage de documentaire : permettre que des incidents se produisent. Souvent les accidents, les évènements imprévus sont plus enrichissants que les séquences préétablies. » (Commentaire audio de Friedkin sur L’Enfer du devoir). Autre composante de sa technique documentaire : immiscer ses vedettes de cinéma dans un réel contexte permis grâce à de réels professionnels afin qu’ « acteurs et spectateurs vivent une expérience authentique ». Et aussi, très peu de prises, pas de storyboard et monter les images de telle sorte qu’on ne prévoit pas l’angle de vue adopté pour ainsi ne pas faire savoir ou deviner au spectateur si on va suivre un personnage ou rester avec un autre.
44 On peut également percevoir ce film comme un prétexte ludique à filmer tous les recoins d’une ville à toutes les heures de la journée (jour, nuit, aube, coucher…), ce qui rappelle la filmographie topographique new-yorkaise du génial Larry Cohen.
45 Le nom de Popeye ne provient pas du dessin animé homonyme, mais du jeu de mot « Pop » et « Eye » (œil toujours en éveil).
46 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
47 Michael Mann se souviendra avec Heat (1995) de ce fameux jeu du chat et de la souris.
48 Avec comme moment-clef la question absurde ne voulant rien dire, pour terrifier le suspect : « When’s the last time you picked your feet ? I got a man in Poughkeepsie wants to talk to you. You ever been in Poughkeepsie ? »
49 DePalma reprendra l’idée sonore de la somatisation paranoïaque de leur protagoniste enragé et énervé, via une musique monocorde croissante et inquiétante, dans Scarface (1983).
50 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
51« Le Convoi de la peur représente l’Aventure pour un acteur. Le tournage s’est étalé sur un an, dans des conditions épouvantables. On a tourné six mois dans la jungle de St-Domingue, on s’est arrêté trois mois, puis on est reparti au Mexique. Tout le tournage s’est déroulé en décors naturels, les techniciens ont même demandé aux ouvriers locaux de construire sur place un barrage à cause d’une crue qui finalement n’a pas eu lieu !
Friedkin était dans un état second, il parlait souvent des peintures de Francis Bacon, et dirigeait son équipe dans un silence de mort ! Ce film représentait réellement quelque chose pour lui, une sorte d’expérience existentielle. (…).
Et puis une ambiance de plateau américaine, c’est invraisemblable ! Sur le tournage, au petit matin, dès que l’hélicoptère de Friedkin se pointait à l’horizon, les techniciens se taisaient subitement… Le maître arrivait ! Et si l’un d’eux foirait un truc, il était renvoyé le soir même ! » (Bruno Cremer pour la revue Starfix n°18, septembre 1984)
52« Le personnage qui a une bonne motivation est ennuyeux. Ce dont on a besoin, c’est plus de mystère autour de ce personnage ! (…) moins on expliquait les choses, plus elles étaient intéressantes. (…). Une des raisons pour lesquelles j’aime les westerns, c’est qu’ils tendent à avoir une narration très directe et très simple. Cela permet alors d’accorder plus d’importance au comportement des personnages et au thème lui-même. C’est plus « cinématographique ». Ma règle est la suivante : il y a des choses qui passent mieux dans un roman, et d’autres dans un film. En clair, tout n’est pas transposable du papier à l’image et réciproquement. Personnellement, j’ai toujours apprécié dans les films l’absence de prétentions culturelles. Et ironiquement, cette absence a ouvert la voie à la gloire du cinéma. Prenez Buster Keaton : c’était de l’essence purement cinématographique » (Walter Hill pour la revue Mad Movies n°181, décembre 2005).
53 Entretien avec William Friedkin réalisé par Laurent Vachaud pour la revue Positif n°444 de février 1998.
54 L’armée mise en place dans ce pays soutire de l’argent à chaque assortissant étranger au pays et au passé trouble. Une scène ironique : Scanlon (Roy Scheider) exprime une certaine nostalgie à voir une vieille publicité américaine de pin-up encadrant du coca cola et à surprendre les militaires siroter un coca cola.
55 Friedkin a souvent reconnu qu’il s’était inspiré, pour Le Convoi de la peur, de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez.
56 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
57Le Pigeon (1958) de Mario Monicelli est l’une des références les plus évidentes du film.
58Étrangeté du couple dépressif Falk/Rowlands emprunté à Cassavetes (Une Femme sous influence, 1978) pour une comédie au caractère sociale très prononcé et daté !
59« Le 17 janvier 1950 à Boston, une bande de petits malfrats tente le gros coup en s’attaquant au coffre-fort de la plus célèbre compagnie de transport de fonds, la Brink’s. Le hold up réussira avec une facilité déconcertante. Persuadé d’une alliance entre la Mafia et des communistes, Edgar J. Hoover, patron du FBI, lance ses plus fins limiers aux trousses de ces Pieds Nickelés de la cambriole. Sur les 2 700 000 dollars de butin, à peine 50 000 seront retrouvés alors que les contribuables américains déboursèrent 29 000 000 de dollars pour une enquête qui dura six ans. (…) Un fait divers tangible qui lui permet ici de ridiculiser les plus hautes institutions gouvernementales (l’incompétence des voleurs n’a d’égale que celle du FBI) ou de verser dans une salutaire immoralité (les voleurs arrivent au tribunal ovationnés comme des héros). » (article de Professeur Thibaut, revue Cinéastes, n°10, octobre/novembre 2003)
60 Interviewé par Gilles Boulenger dans Le Petit Livre de William Friedkin, Le Cinéphage, 1997.
61Brewster’s Millions (1985) de Walter Hill pourrait être perçu de la même manière tant son sujet est proprement et volontairement amoral, mais le genre de la comédie estompe et atténue lui aussi, qu’en apparence, une critique sur les excès du capitalisme et de l’opulence financière américaine.
62 Friedkin a également réalisé beaucoup de films pour la télévision et souvent pour des séries comme La Cinquième Dimension (Nightcrawlers, 1985) et Les Contes de la crypte (On a Deadman’s Chest, 1989). « Là où Nightcrawlers aborde la question du Vietnam, On a Dead Man’s Chest s’attaque aux atrocités commises par Baby Doc à Haïti. » (article de Professeur Thibaut, revue Cinéastes, n°10, octobre/novembre 2003)
63 Film pour la télévision dans le cadre d’une série sur les couples criminels.
64 On pourrait même voir Good Times (1967) comme une critique légère autour du phénomène éphémère des icônes de la chanson, en l’occurrence Sonny et Cher, qui sont remplaçables, démodables.
65 Propos recueillis de Fernando Di Leo, à Rome, le 17 juin 1988 par Claude Ledû pour Mad Movies, « Hors-Série » « Spécial Italie », avril 2005.
66 Dans la série documentaire américaine consacrée aux réalisateurs, Les Réalisateurs : William Friedkin (1995), écrit, produit et réalisé par Robert J. Emery (1995).

