Entretien avec Frederick Wiseman et analyse critique de son oeuvre (Objectif Cinéma, 2006)

Frederick Wiseman © Erick Madigan Heck

« REAL FICTION »

Entretien avec Frederick Wiseman, le 23 novembre 2006 à la Cinémathèque Française

Question :
Robert Altman est décédé il y a quelques jours à peine. Qu’est-ce qu’il représente pour vous ? Quels liens avez-vous entretenu avec ces cinéastes qui ont produit des fictions à Hollywood dans les années 1970, et développé un propos de critique de l’Amérique parfois assez acerbe (par exemple dans MASH, contre la Guerre du Vietnam) ? Avez-vous vu son tout dernier film, The Last Show ?

Réponse :
Je n’ai pas tout vu, mais j’ai vu beaucoup de ses films. Je ne suis pas un expert de ses films. Actuellement je travaille beaucoup ou suis en déplacements et je ne suis pas beaucoup allé au cinéma. J’aimais beaucoup les films d’Altman, en particulier Nashville qu’il a fait un peu comme un documentaire, mais je ne me sens personnellement pas très lié à lui.

Question :
Même ce cinéma-là qui interroge une vision rêvée de l’Amérique…

Réponse :
Je m’intéresse davantage aux livres. Parce qu’en général ils m’aident plus dans mon travail.

Question :
Y a-t-il des écrivains américains parmi les influences déterminantes pour vous ? Quand vous parlez de littérature, je m’étonne que vos références soient assez peu américaines…

Réponse :
Parce que je ne cite pas tous les auteurs qui m’intéressent ! Quelquefois je dis que les essais de Ionesco m’ont beaucoup plu. Même quand il parle de la façon dont on doit écrire des pièces, il parle aussi de montage pour moi… Mais je dis ça aussi un peu ironiquement : cette question de références à d’autres films, ou des livres, vous savez, ne m’intéresse pas beaucoup. Ces questions de relations sont pour les universitaires, pas pour moi.

Question :
Pourtant, ces références culturelles pèsent sur le contexte dans lequel vos films sont reçus. La littérature et le cinéma américain de l’époque et d’aujourd’hui forment un fond sur lequel s’inscrivent vos films pour le spectateur…

Réponse :
Oui, je n’ai aucune objection. Je dis seulement que ce n’est pas à moi de me placer de ce point de vue-là. Je n’ai aucune objection si quelqu’un d’autre veut le faire, mais je crois qu’il serait un peu prétentieux pour moi de le dire.

Question :
Et vous n’avez jamais eu le sentiment de participer à une entreprise collective, de contestation en particulier ?

Réponse :
Pas du tout ! Je peux davantage croire dans la tradition en poésie, mais moins au cinéma. Aussi parce que le cinéma n’a que 110 ans d’existence. Il lui manque l’expérience durable de la poésie.

Question :
Aviez-vous le projet de filmer toutes les institutions qui relèvent de la vie sociale de l’homme dès vos premières réalisations, en 1967 ?

Réponse :
Oui. Pendant le tournage de Titicut Follies, j’ai eu l’idée que je pouvais faire la même chose dans plusieurs autres endroits ; que c’était une façon de regarder la vie contemporaine américaine. J’ai eu envie de tourner dans des lieux qui, à cette époque (et même maintenant !), n’étaient pas filmés. Ce qui se passe dans les institutions m’intéresse ; en particulier la relation entre les événements intérieurs à l’institution et à ceux du monde extérieur. Dans quel sens les uns réfléchissent-ils les autres… J’ai souvent dit (mais c’est vrai !) que mes films forment à mes yeux un très long film – à l’exception du film sur La Comédie-Française (La Comédie-Française ou L’amour joué). Tous les autres documentaires que j’ai faits en Amérique sont un film très long sur la vie contemporaine américaine, sur des aspects (pas tous naturellement) de la vie contemporaine.

Question :
Quelle expérience retenez-vous de La Comédie-Française…, cheminement inverse de votre méthode (1) de filmer ce qui relève du théâtre dans la vie quotidienne puisqu’il s’agit dans ce film-ci du « vrai » théâtre ?

Réponse :
Oui, mais j’ai filmé davantage que le vrai théâtre. J’ai aussi filmé toutes les réunions administratives et la vie intérieure de La Comédie-Française. La question « Où est le jeu ? Qu’est-ce que le jeu ? » m’intéresse beaucoup. Car en tournant les films documentaires on tombe sur des séquences, des événements, qui sont absolument extraordinaires et que je n’ai pas créés, mais que j’ai reconnus. Ce sont des moments dramatiques, tristes, tragiques, comme le discours de la fin de Welfare par exemple… Ce discours du jeune homme qui a pris de la drogue dans l’hôpital, ce qu’il dit au gendarme sur l’art… Il faudrait être un écrivain magnifique pour imaginer cela… Et pourtant, on est tombé dessus ! Dès que l’instant se trouve encadré par d’autres séquences, on dirait une performance. Or ce n’est pas une performance pour le film, pour la caméra, mais en tant que moment du film, c’est quand même une performance. Ce qui m’intéresse, c’est la relation entre cette sorte de performance et les choses qui sont écrites au théâtre, puis jouées. Cela m’intéresse parce que c’est la seule fois que ceux que je filme peuvent le faire. Ils ne peuvent pas répéter. Ils ne sont pas comédiens. Le comédien, lui, peut jouer, pas toujours exactement de la même façon, mais presque. Les bons comédiens peuvent jouer tous les soirs le même rôle, à peu près de la même façon. Cette relation me passionne.

Question :
Finalement, les « personnages » de vos documentaires, ou plutôt les personnes que vous filmez, sont engagés. Leur corps se trouve engagé chaque fois d’une manière qui est irréversible. Que ce soit Juvenile Court (la peine qui s’abattra sur les corps en les privant de liberté) ou Hospital (les corps soignés), chaque fois ils sont pris dans un processus où leur corps est entièrement engagé. Est-ce que, pour vous, cela relevait d’un regard particulier sur ces corps ? Le déroulement temporel du drame, dans le film, doit-il suivre ou cadrer avec ce qui est en train de leur arriver dans le temps ? La chronologie des événements est-elle recomposée au montage, ou est-elle fidèle aux faits ?

Réponse :
Le montage n’a rien à faire avec la chronologie. Absolument rien. Je peux commencer avec quelque chose qui a été tourné le dernier jour et finir avec un élément du premier jour de tournage. Mais pas avec le même personnage. Au montage, en général, j’ai entre 80 et 100 heures de rushes et il faut que je trouve le film. C’est comme l’analogie avec la sculpture… On trouve le film dans les rushes, comme le sculpteur trouve sa statue dans la pierre. Moi, je n’ai aucune idée préconçue, ni sur la structure, ni sur les thèmes du film … C’est seulement après des mois de montage que je trouve. Je n’ai jamais changé l’ordre dans une séquence, mais je peux faire une condensation sommaire. Cela dure 60 minutes ; je tourne 58 minutes ; et la séquence finale dans le film est de six minutes. Et ces 6 minutes ne sont pas 6 minutes consécutives. Elles sont prises ici et là. On comprend que c’est sommaire, mais j’essaye que ce soit juste en relation avec les 58 minutes que j’ai tournées. Je ne commence jamais ce montage avec quelque chose qui s’est passé après. C’est toujours dans l’ordre. Même si c’est 1 minute, même si c’est la 12e minute, la 15e minute, la 28e minute. Mais je ne commence pas avec la 28e pour aller à la 12e.

Question :
À la fin de High School I par exemple, la lecture de la lettre devant une assemblée de professeurs et d’élèves est-elle intervenue tôt lors du tournage ?

Réponse :
Non. Cela s’est passé pendant la dernière semaine de tournage. C’était une bonne surprise !

Question :
Vous intéressez-vous à la manière dont l’institution se représente, se donne en spectacle, et formate le discours sur elle-même ?

Réponse :
Oui, mais c’est un discours inconscient. C’est d’ailleurs l’un des sujets du film. La question importante est où je place cette séquence. Par exemple, si j’avais commencé le film avec le discours de cet administrateur, qui était le principal de l’école, le film serait différent. Il deviendrait trop didactique. Mais si je termine le film avec celui-ci, j’espère que le public pourra saisir l’occasion de repenser tout ce qu’il a vu. Ce discours contient une suggestion : l’éducation dans cette école mène à cette lettre. Le garçon qui a écrit la lettre, c’est évident qu’il n’a pas reçu une bonne éducation. Il ne se pose aucune question sur ce qu’il est en train de faire. Il a juste naturellement peur. Peut-être sera-t-il tué au Vietnam du Nord…

Question :
Il y a une complexité terrible, et non didactique. Il y a une vraie dramaturgie à ce moment, on est ému comme devant une fiction, avec cette femme. On ressent de l’empathie. Cette femme, on la comprend… et sa fierté d’enseignante, on aimerait la partager, parce qu’elle est très touchante.

Réponse :
Oui, elle est très fière de cet étudiant, mais en même temps qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce que l’école a fait ?

Question :
J’y vois ici quelque chose qui m’a beaucoup intrigué et qui concerne tous vos films. Toutes ces institutions sont des lieux où des règles se trouvent appliquées. Or, dans cette scène, il apparaît clairement que l’école forme à obéir et à accepter des codes par conformisme. Est-ce que cela entre dans votre projet de montrer ce conformisme dans le rapport des individus aux institutions aux Etats-Unis ?

Réponse :
Non. Je n’essaye pas de faire des généralisations pour toute l’Amérique. Je crois que cela serait prétentieux. Il y a des gens qui connaissent l’Amérique mieux que moi. S’ils veulent faire des généralisations comme ça, ils peuvent le faire. Il y a encore beaucoup d’écoles secondaires comme celle de High School aux Etats-Unis, mais je n’ai pas visité 2000 écoles secondaires, cela ne m’intéresse pas. Je résiste volontairement aux généralisations culturelles. C’est vrai que le conformisme, même maintenant, est une question qui concerne beaucoup de monde ; la manière dont ils pensent qu’ils peuvent réussir relève du conformisme.

Question :
Il y aurait d’ailleurs une manière possiblement conformiste de faire ce type de documentaire… Vous disiez lors de votre leçon de cinéma à la Cinémathèque : « Je ne suis pas Michael Moore et ce serait épouvantable pour moi de le devenir : je ne suis pas idéologique dans ce que je fais… ».

Réponse :
Michael Moore… C’est difficile pour moi de le prendre au sérieux. Il n’a aucun intérêt pour les choses complexes, pour l’ambiguïté. La véritable histoire des films de Michael Moore, c’est Michael Moore. À mon avis, il est le sujet même de ses films.

Question :
Qu’est-ce qui vous a marqué et influencé chez Shirley Clarke et en quoi le tournage de The Cool World (vous en est le producteur, 1964) vous a décomplexé et permis de réaliser votre premier film Titicut Folies ?

Réponse :
Si les personnes, avec qui j’ai participé sur The Cool World, peuvent tourner un film, c’est que je peux le faire moi aussi.

Question :
Comment choisissez-vous vos sujets ou les milieux sociaux ou culturels à infiltrer ?

Réponse :
Il n’y a aucune idée abstraite. Je veux tourner dans des endroits différents avec des classes sociales différentes. Certains pensent que les films documentaires doivent uniquement s’occuper des gens pauvres, pour montrer comment ils vivent dans un système capitaliste. C’est également important de montrer toutes les classes, je pense. J’ai tourné The Store (Les Grands Magasins) et aussi Racetrack qui ont pour sujet (entre autres) les classes sociales. Dans Racetrack, toutes les classes sont là, comme dans Aspen. The Store et Welfare montrent les deux pôles opposés de la vie sociale en Amérique. Il est souvent plus difficile d’avoir accès aux personnes riches pour un film documentaire, mais avec The Store, Racetrack et Aspen j’ai essayé.

Question :
Et quel rapport avez-vous particulièrement avec cette ville américaine, Aspen, dont vous avez tiré un film au titre homonyme ? Contrairement à la très grande majorité de vos films, ce n’est pas une institution particulière qui est visée, mais toute une ville…

Réponse :
Aspen, c’est une institution parce que c’est une ville qui attire parmi les gens les plus riches du monde. Il y a aussi des ouvriers qui travaillent là-bas, mais le film porte sur une petite ville, comme Belfast, Maine. C’est une manière pour moi de tourner un film autour de personnes riches et Aspen est un village où la plupart des gens le sont. Tous les ouvriers qui y travaillent (sauf ceux qui sont là depuis des années) ne peuvent pas y vivre, c’est beaucoup trop cher. Ils doivent habiter ailleurs et conduire de 40 à 50 miles dans chaque direction tous les jours.

Question :
Quels ont été vos projets de films avortés, excepté celui sur la Maison Blanche ?

Réponse :
Ah ! vous étiez là l’autre jour (2). Je m’excuse si je me répète… La Maison Blanche, c’était une blague. J’ai commencé un film, qui est devenu Law and Order, à Los Angeles, et après, je crois 10 jours de tournage là-bas, ils m’ont dit que je ne pouvais plus tourner dans les voitures. Comme il n’y avait pas de patrouilles de police à pied, cela menaçait de tuer le film. C’est pourquoi je suis allé immédiatement à Kansas City.

Question :
C’est inouï le concours de circonstances dans lequel vous vous êtes trouvé… Vous avez saisi sur le vif, à Kansas City, quelque chose qui aurait été très différent de ce que vous auriez filmé à Los Angeles.

Réponse :
Je ne crois pas. J’ai passé près d’une semaine dans les voitures de police à Los Angeles, dans les quartiers pauvres, c’est à peu près la même situation à laquelle on assiste. Les situations humaines ne sont pas si différentes à Los Angeles et à Kansas City.

Question :
Politiquement, il se passait pourtant quelque chose de particulier.

Réponse :
Oui, politiquement, peut-être. Rodney King, bien sûr, et la police de Los Angeles avait cette réputation d’être très dure. Mais je ne suis pas en position de confirmer cela. Quand j’étais dans la voiture de police à Los Angeles, l’expérience était à peu près la même dans les quartiers pauvres noirs et hispaniques. On retrouve la question de la drogue, des violences domestiques, des vols de télévision, des vols à l’arrachée. Les événements étaient exactement les mêmes que ceux que vous voyez dans Law and Order, à Kansas City. C’est un peu partout la même chose. Il y a naturellement des différences culturelles, mais dans la vie quotidienne des polices, on ne voit pas beaucoup d’interventions policières qui sont liées aux questions politiques. Excepté lorsqu’on utilise les forces de police comme pour la Convention démocrate à Chicago en 1968. C’est vraiment la façon qu’utilise la police lors d’événements politiques, mais cela apparaît aussi dans Law and Order, à Kansas City.

Question :
Il y a de la répression policière…

Réponse :
Oui, il y a une suggestion de répression policière, dans le discours de Nixon. Il a prononcé ce discours à Kansas City pendant la campagne de 1968, mais j’ai mis celui-ci dans le film parce que c’était une illustration de la façon dont on utilise l’idée de « Law and Order » et la peur des criminels pour gagner aux élections. C’était bel et bien le thème des élections de 1968, tout le monde devait avoir peur. Aujourd’hui on utilise l’idée de terroristes dans la politique américaine. À cette époque, on utilisait la peur du crime.

Question :
Votre démarche est précieuse car elle met en évidence un contraste entre l’utilisation du slogan politique de « law and order » et ce que sont la loi et l’ordre dans la vie quotidienne américaine, appliqués à la vie réelle.

Réponse :
La pauvreté, les gens désespérés et sans travail, sans éducation… Cela n’a rien à voir avec tout ce que Nixon dit !

Question :
Les policiers sont eux-mêmes pris dans des contradictions…

Réponse :
Oui, j’ai vu tous les événements de Chicago en 1968 à la télévision, et j’ai été frappé par ce que j’ai lu dans les journaux. En passant du temps dans les voitures de police, on s’aperçoit que la violence est certainement du côté de la police, mais il y a aussi la violence humaine et les choses que les individus se font les uns aux autres. Et là, la police semble nécessaire, malheureusement.

Question :
Par exemple, pour Law and order, vous avez dit qu’avant de faire le film, vous étiez critique vis-à-vis de la police et que, pendant le film, vous avez fait une sorte de revirement…

Réponse :
Oui, mais je suis resté critique vis-à-vis de la police quand elle fait quelque chose d’horrible comme ce policier qui essaye d’étrangler une femme. Il faut reconnaître aussi qu’elle fait de bonnes choses. Or, à cette époque, c’était peu banal de le dire, parce que tous les bourgeois comme moi pensions que la police était horrible. Pourtant on avait aucun contact avec elle, avec cette réalité, excepté lorsqu’on conduisait trop vite !

Question :
Êtes-vous déjà parti avec une idée en tête bien précise via le sujet de votre film et un éventuel parti pris pour finalement prendre une tout autre direction ? Si oui, pour quels autres films ce fut le cas et pourquoi ?

Réponse :
Dans tous les films, il y a toujours une surprise. Sans surprises, le film ne vaudrait pas la peine d’être tourné. Moi, je ne connais pas grand-chose des sujets que j’aborde avant de les tourner. Naturellement, je suis allé au lycée, au sens où je suis « allé à l’école », et dans des hôpitaux pour des petites choses, mais, en général, je n’y connais pas grand-chose de plus. De cette manière, le tournage et le montage sont une sorte d’aventure intellectuelle, mais aussi émotionnelle. Je découvre ce que je pense au tournage et particulièrement au montage. Je ne verrais aucun intérêt à tourner un film dont je connaîtrais le résultat par avance, ou ces thèmes. Il me serait impossible de passer un an à le faire. Ce qui m’intéresse c’est de découvrir quelque chose… Et il y a une petite découverte pour moi dans chacun de mes films.

Question :
Pour moi, vous êtes vraiment un résistant du sujet de vos films à votre méthode précise, singulière et régulière du tournage au montage… vous avez toujours tourné en 16 mm, construit une grande œuvre consciemment de plus de 70 heures, vous avez adapté cette méthode et, en même temps, une manière de filmer qui vous est propre… Comment avez-vous fait pour toujours refuser ces nouvelles technologies liées au montage, au filmage…

Réponse :
La question n’est pas de refuser ceci ou cela. Si je peux trouver l’argent pour tourner avec de la pellicule, c’est mieux ! L’image est meilleure, c’est tout. Peut-être que dans quelques temps toutes les images seront digitales, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui, et c’est bien ainsi. J’avais l’habitude de monter de la pellicule, et peut-être que j’appréhendais de ne pas pouvoir apprendre à me servir de ces logiciels. Et puis, j’aime manier la pellicule. Il y a quelque chose d’« artisanal » dans le fait de toucher le film. Je connais beaucoup de personnes qui font du montage, qui se sont convertis au numérique, et presque tous me disent qu’ils préfèrent l’ancien « style »… Actuellement, je suis entrain de tourner un film en numérique, et il faudra que j’apprenne le montage. On verra…

Question :
Durant votre carrière vous n’avez eu que deux directeurs de la photographie (3) et successivement : William Brayne et John Davey. Pourquoi ce changement d’un chef opérateur à l’autre au milieu de votre carrière ? Ce changement a-t-il affecté vos films ?

Réponse :
William Brayne s’est arrêté de travailler comme cameraman.

Question :
Ce n’est donc pas pour des raisons esthétiques ?

Réponse :
Non, non… Tous deux sont de très bons amis.

Question :
Vous parliez de votre dernier tournage en numérique, Madison Square Garden. Le public français n’a pas encore pu le voir. Est-il visible aux Etats-Unis ?Réponse :Il y a un procès contre le film. Madison Square Garden ne veut pas que le film soit projeté en public. Il y a quelques semaines, j’ai commencé un procès contre eux.Question :Afin que le film puisse être projeté ?Réponse :Oui. Mais cela prendra au moins un an pour être réglé.Question :Cependant, il a été projeté en petit comité à New York, non ?
Réponse :Non, pas du tout. Personne ne l’a vu. Le film n’a jamais été montré, ni à la télévision, ni dans une salle. Il était accepté à Sundance il y a 2 ou 3 ans. Même chose à Berlin. Mais Madison Square Garden s’y est opposé…Question :Qu’est-ce qui selon vous explique que leur réaction soit si violente ?Réponse :Ils disent qu’il y a trois séquences dans le film où les secrets de la stratégie de négociation avec les syndicats sont révélés et que je montre au public des choses confidentielles liées à l’administration. À mon avis, c’est un prétexte, mais des questions politiques très compliquées sont derrière tout ça.Question :Quel est le film dont le sujet que vous avez filmé vous a résisté, que vous n’avez pas pu retranscrire comme vous l’aviez vu de vos propres yeux et oreilles ?

Réponse :
Pour tous les films que j’ai tournés, j’ai pu terminer le montage. Et ils ont été présentés au public.

Question :
J’ai le sentiment que vous êtes cynique avec le cinéma américain dominant, hollywoodien ou relatif à une imagerie publicitaire (4). Votre unique fiction traite d’une mannequin jouée par un véritable top model (5) avec pour thème les relations sociales entre l’individu et sa propre image comme de cette image vis-à-vis du regard des autres et les problèmes identitaires qui en découlent (Seraphitas’s Diary)… Et de la manière générale, quand vous filmez le tournage d’un autre film, cela me semble très ironique vu les morceaux choisis. Francis Ford Coppola, à la fin de Central Park, dépité, dit : « C’est rageant d’avoir tant de possibilités et de manquer de temps pour les exploiter. On a perdu toute la matinée. Aucune prise de vue n’est valable, c’est très frustrant. », ou encore le tournage d’un clip vidéo avec une belle voiture dans le quartier pauvre de Public Housing, le tournage des clips publicitaires de Model…

Réponse :
Oui, mais quelquefois, je trouve qu’il y a des choses amusantes dans le cinéma des autres, pas le mien naturellement. Quand je tombe dessus… Il y a aussi une séquence dans Manœuvre… Non, mais cela m’amuse c’est tout !

Question :
Et d’ailleurs le montage final de Manœuvre est complètement fou dans la mesure où l’on voit, d’un côté, un soldat euphorique tirer des balles à blanc dans la direction, en contre-champ, de vieux autochtones allemands sur une route ! Est-ce la véritable scène ou vous, au montage, qui avait…

Réponse :
Non, c’était vraiment comme ça…

Question :
Il y a un film de Walter Hill basé entièrement sur cette même idée, Sans Retour (Southern Comfort, 1981) où, lors d’une manœuvre, un soldat américain narquois vis-à-vis des autochtones leur tire des balles à blanc. Ces derniers ripostent pour de vrai croyant se défendre, décimant presque entièrement le reste de la compagnie…

Réponse :
C’est amusant, il y a certains metteurs en scène hollywoodiens qui ont beaucoup emprunté de mes films. La première partie de Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick, c’est Basic Training. Il a emprunté une copie en 16 mm qu’il a gardé pendant des mois et je ne pouvais pas la récupérer. Et la fin de Hair (1979) de Milos Forman est également proche de Basic Training. Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (Milos Forman, 1975) certaines choses sont venues directement de Titicut Follies.

Question :
Avez-vous le projet de faire de nouveau une fiction comme Seraphita’s Diary ?

Réponse :
Non. Je suis actuellement en train de tourner un film à la Comédie-Française, avec Catherine Samie, mais cela n’a rien à voir avec Seraphita’s Diary…

Question :
Vous avez évoqué tout à l’heure, Michael Moore. Vous disiez que les documentaires qui ont pour sujet leur auteur ne vous intéressent pas. Souvent, dans un documentaire, il y a en réalité un lien très étroit entre la vie du cinéaste et la réalité qu’il filme, c’est un investissement personnel très fort. Comment gérez-vous cette intrusion éventuelle de votre vie dans le film, le fait d’être ce que vous êtes à un moment donné, quand vous tournez ou lorsque vous décidez de vous intéresser à telle ou telle chose ? L’intérêt que vous portez à vos objets d’enquête est nécessairement lié à votre propre vie…

Réponse :
Oui. C’est lié au titre de votre journal. Je crois qu’il n’y a pas d’objectivité. Je suis aussi présent dans mes films par les choix que je fais. Mais n’importe quel film est le résultat de choix, 20 000 choix ! Au tournage, au montage… Sujet, tournage, montage, durée…

Question :
Vous parliez d’« aventure intellectuelle » : l’ensemble de ces documentaires formerait une grande aventure intellectuelle de découverte de la société américaine contemporaine, une vaste interrogation sur les ambiguïtés, les complexités de certaines institutions. Est-ce qu’il vous arrive de penser à vos films, à l’inverse, comme à des traces de l’aventure d’un homme, où l’aventure regarderait davantage vers son auteur ? Est-ce que vous voyez en creux, dans vos films, VOTRE histoire avec l’Amérique qui a probablement évolué ?

Réponse :
Oui. Mais je ne pourrais pas faire de « sommaire » ! Il y a quelques années au Centre Georges Pompidou, quelqu’un venu voir Welfare m’a demandé « Qu’est-ce que vous pensez de Welfare ? » Je lui ai répondu : « Si vous ne savez pas ce que je pense après avoir vu ce film de trois heures, alors je ne peux vraiment pas vous aider ! ». Tout ce que je pense est dans le film et il en est ainsi pour tous les films. Il me serait inutile de tourner ou monter le film si je pouvais vous dire, en 25 mots, ce que je pense des institutions américaines. C’est comique ! Le sujet est beaucoup trop complexe.

Question :
Vous voyez votre propre évolution, l’évolution de votre regard, à travers vos propres films ?

Réponse :
Oui, je crois qu’il y a une évolution. J’espère que j’ai appris quelque chose en quarante ans… Peut-être que je me trompe, mais je pense que j’ai appris… Tout ce que j’ai appris se trouve dans mes films : comment penser avec une image, comment présenter la relation à l’image pour traiter un sujet, comment suggérer des interrogations abstraites avec des événements très précis.

Question :
Penser avec l’image, en image… Il se trouve que ce sont des Etats-Unis que nous vient aujourd’hui une grande philosophie du cinéma, celle de Stanley Cavell…

Réponse :
Malheureusement, je n’ai pas la tête à ces choses-là. J’essaye de penser avec les images, autour des images quand je monte un film. Je préfère lire des poèmes et des romans que de la philosophie.

Question :
Une des étapes importantes, si j’ai bien compris, pour penser avec des images, c’est au montage, et particulièrement le moment qui consiste à chercher le sens de chaque séquence.

Réponse :
Oui. Chercher la relation entre les séquences. Il y a une ligne naturelle reliant les événements qui se passent dans un centre de sécurité sociale. Les gens viennent, ils ont besoin d’argent pour vivre, pour manger, pour acheter des vêtements, pour vivre dans un appartement, et il y a tout un système de réglementations pour donner l’argent aux défavorisés. Mais d’autres questions se posent en « marge ». Dans tous mes films, j’essaye de suggérer quelque chose d’un peu métaphorique qui relèverait de la façon dont je monte les films. Quelques années après avoir tourné Welfare, j’ai lu un roman de George Konrad… Vous le connaissez ? C’est un écrivain hongrois qui a écrit un roman, The Case Worker, qui se passe dans un centre de sécurité sociale à Budapest. La situation, dans son roman et dans mon film, était en fait très proche ; une situation inhumaine. Les gens étaient traités un peu différemment, mais pas tant que ça. La grande différence entre les deux œuvres, c’est le nombre des participants. Et on ne peut pas dire que les personnes que vous voyez dans Welfare soient détruites par le capitalisme dans la mesure où on les rencontre aussi à Budapest dans un système construit sur le communisme. Comment suggérer des questions un peu plus abstraites, complexes ? Quel est le rôle de l’État par exemple. On voit des gens qui, pour des raisons psychologiques ou physiques, ne peuvent pas gagner leur vie. Quelle est la relation entre toutes ces conditions et la condition humaine en général ? Quelle est la fonction de l’État envers nous tous ? Quelle est la relation entre ces situations et d’autres aspects de la vie contemporaine… Et aussi, quelles sont les relations entre les administrateurs du Welfare et les gens qu’ils reçoivent tous les jours. Par exemple, à la fin de Welfare, quand ce monsieur parle de Godot, c’est très amusant. Il pourrait aussi être un personnage de Beckett : la façon dont il parle, la façon dont il pense… Dans tous mes films, j’essaye de suggérer simplement des questions, et non de manière définitive.

Question :
Les questions abstraites ne peuvent être justes que si elles viennent d’une attention d’abord ouverte et non dogmatique aux êtres humains que vous avez face à vous…

Réponse :
Oui, je ne veux suggérer aucune solution idéologique.

Question :
Aujourd’hui, les gens étant plus conscients de leur image, n’est-il pas plus difficile de tourner, voire de les filmer quel que soit le milieu social donné ?

Réponse :
Non. Pour moi l’approche des gens est la même. On me dit souvent que c’est différent maintenant parce que tout le monde a une caméra numérique. Par exemple, il y a presque trois ans, j’ai tourné dans une « State Legislature », l’Assemblée générale des États de l’Idaho en Amérique. Les politiciens ont l’habitude d’être devant la caméra pour les chaînes de télévision. Ils sont comédiens aussi. Mais en public, ils parlaient comme ils ont toujours parlé au public. Ils ne jouaient pas pour moi. C’est mon avis en tous cas. Et, à mes yeux, il n’y a pas grande différence entre la façon dont les gens réagissent maintenant et en 1966 quand j’ai commencé.

Question :
Gagnez-vous votre vie avec vos films ?

Réponse :
Oui, mais pas seulement. Je peux gagner bien plus d’argent en parlant des films qu’en les tournant, c’est très curieux. C’est difficile de trouver l’argent pour les tourner, mais dès qu’ils tournent dans le circuit universitaire en Amérique… cela paye très bien pour une visite de 1 ou 2 jours… Je le fais un peu, mais pas trop souvent non plus parce que cela devient ensuite une façon de jouer. Je le fais peut-être cinq ou six fois par an, pour éventuellement un meilleur salaire… Je suis le propriétaire de presque tous mes films… La seule exception est le film que j’ai tourné en France (La Comédie-Française ou l’amour joué), même si je suis quand même l’un des principaux propriétaires. Mais pour tous les films que j’ai tournés en Amérique, je suis le propriétaire et ainsi je peux gagner un peu d’argent… l’argent qui vient de la distribution pour les ventes à la télévision étrangère, pour les cassettes, « blablabla »… Et je gagne ma vie en touchant un peu d’argent de la production, de la distribution et du circuit universitaire… Je ne gagne pas beaucoup, mais assez pour vivre et cela me plaît… Si je peux continuer à travailler et vivre assez bien ainsi, cela me va.

Question :
Pour le Premier Amendement américain auquel vous vous référez souvent… la Constitution américaine vous permet quand même d’accéder aux institutions. On sent aussi très fortement dans vos films un aspect de la Constitution américaine qui est lié à la vie ordinaire des gens, celle de la possibilité de poursuivre le bonheur… Est-ce que c’est quelque chose qui vous touche ou qui est présent, ce droit à la poursuite du bonheur, à la recherche du bonheur ? Filmer des gens qui vivent dans un pays où non seulement il y a une liberté de la presse, mais aussi où la poursuite du bonheur est un droit constitutionnel : cela signifie-t-il quelque chose du point de vue de leur vie dans ces institutions ?

Réponse :
Oui, si j’ai bien compris, c’est une question de liberté en Amérique… Même maintenant, avec Bush, on a peur que le Gouvernement devienne plus autoritaire, mais d’une certaine façon, il l’est déjà, avec les demandes d’écoutes téléphoniques par exemples. Mais la presse en Amérique est beaucoup plus forte qu’en France. C’est mon impression en tout cas. Je ne lis pas tous les journaux ici, mais la tradition de « Investigator Reporting » est un peu…

Question :
…spécifique à l’Amérique ?

Réponse :
Oui, c’est très, très fort en Amérique, c’est aussi vrai en Angleterre je pense. La presse, dans la démocratie américaine, est très importante. Maintenant, les grands journaux comme New York Times, Washington Post, Los Angeles Times et beaucoup d’hebdomadaires sont très forts pour mener des enquêtes. J’étais en France pendant le scandale du sang contaminé et c’était un journaliste américain qui a écrit autour de cette affaire pour la première fois… J’avais l’impression qu’ici, en France, les journaux étaient beaucoup plus liés au pouvoir politique… Cela existe aussi en Amérique, mais l’autre tradition (celle de « Investigator Reporting ») est encore très forte et l’administration de Bush ne peut pas la contenir.

Question :
Pouvez-vous argumenter comment la construction de vos films relève presque systématiquement de la fiction dans la mesure où il y a même des « personnages » qui reviennent et, pour moi, certains d’entre eux sont vraiment attachants dont les « divas » Agnes de Mille dans Ballet et Helen Finner dans Public Housing… On ressent votre affection pour elles au-delà même du fait qu’elles sont comparables aux protagonistes d’une fiction…

Réponse :
Oui, mais c’est comment je l’ai découvert au montage, comment je peux l’utiliser pour le film… Si le film marche, c’est qu’il a une structure dramatique liée aux formes fictionnelles. C’est le même problème quand on construit un roman, un poème, une pièce, un film documentaire… C’est la raison pour laquelle j’ai donné un cours pendant un mois dans une université et fait les comparaisons entre les formes artistiques différentes. Comment on résout les mêmes problèmes selon des formes différentes. J’ai parlé de cette relation entre Welfare et le roman de Konrad… Il y avait une pièce de David Rabe, écrivain américain de théâtre, The Basic Training of Pavlo Hummel et je l’ai soumis également à diverses comparaisons. Comment traite-t-on ces caractéristiques : le passage des temps, les abstractions, les transitions dans les formes différentes… Parce que les problèmes restent les mêmes, mais c’est la façon de les résoudre qui est différente suivant le fond.

Entretien réalisé par Élise Domenach et Derek Woolfenden le jeudi 23 novembre 2006.
Remerciements : Marco Ulrich, Fabio Venturi et Élodie Dufour de la Cinémathèque française.

NOTES :

(1) « Dans mes autres films… j’ai toujours cherché à montrer la théâtralité du quotidien, et je suis parti du principe qu’un documentaire devait dévoiler dans la vie quotidienne tout ce qui fait le « vrai » théâtre: comédie, tristesse, courage, cruauté et banalité… Ce film sur la Comédie-Française a été l’occasion d’observer et de commenter divers aspects du « vrai » théâtre. D’une certaine façon, c’est un peu le processus inverse de ma méthode de travail habituelle: la recherche de l’ordinaire derrière la fiction et le divertissement du théâtre… »(Frederick Wiseman cité par Philippe Pilard dans le programme publié par la BPI à l’occasion de la rétrospective de Wiseman en partenariat avec la Cinémathèque française, novembre 2006).

(2) Le réalisateur fait allusion à la leçon de cinéma, « Wiseman par Wiseman », qui s’est tenue dans la salle Henri Langlois à la Cinémathèque française de Bercy et animée par Bernard Benoliel, critique et directeur de l’Action culturelle, le samedi 4 novembre 2006 à 16 h 00. À cette même question, il avait répondu « la Maison Blanche ».

(3) À l’exception des deux premiers films de Wiseman. John Marshall pour Titicut Follies et Richard Leiterman pour High School I.

(4) Même dans les allusions des « protagonistes » de certains de ses films. Elles relient concrètement le cinéma à la publicité. On entend à la radio une publicité nous informant de la sortie du film d’Antonioni, Profession Reporter, avec Jack Nicholson ou encore on voit l’enseigne d’un cinéma du film de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou, dans Canal Zone (1977). On apprend aussi, par exemple, combien a gagné Ridley Scott en réalisant un clip publicitaire pour Chanel dans The Store (1983)…

(5) La mannequin vedette de Seraphita’s Diary (1982), que Wiseman avait déjà filmé dans Model (1980), est Apollonia Von Raffenstein.

Michel Piccoli et Frederick Wiseman au festival La Rochelle © FEMA 03/07/2016

LE CINÉMA DE FREDERICK WISEMAN,

« NO COMMENT ».

Pour Anne R., grande admiratrice des films de Wiseman

« Esprit aigu, il s’irrite facilement, mais ne tarde pas à rire et à laisser les gens parler et agir à leur guise ; le spectacle de la sottise humaine le divertit. » (Description du personnage de Laudisi dans la pièce de théâtre de Luigi Pirandello, Chacun sa vérité).

Pourquoi réaliser un dossier sur un cinéaste déjà reconnu, mis à part la réponse évidente de la couverture promotionnelle et opportuniste d’une revue ou d’un autre support pour ce qui relève de l’ « événement » (lié aux rétrospectives actuelles du cinéaste à Beaubourg et à la Cinémathèque française de Bercy en partenariat) ? Pourquoi ? Parce que Wiseman est un artisan qui, non content d’une notoriété fulgurante, a préservé son artisanat par sa méthode (1) de travail, du tournage au montage (2), relevant de l’ « ascétisme (3) ». Cette notoriété est trop rare, presque inédite pour un cinéaste de son envergure ! Une double rétrospective de son œuvre est donc à saluer !

« En réalité, le problème est tout à fait simple. Les convictions libérales – la croyance en la possibilité d’une société régie par le droit, d’une justice égale pour tous, de droits fondamentaux, et l’idée d’une société libre – peuvent sans difficulté persister après qu’on a reconnu que les juges ne sont pas infaillibles et risquent de se tromper quant aux faits et que, dans la pratique, lors d’une affaire judiciaire, la justice absolue ne s’accomplit jamais intégralement. Mais il est difficile de continuer à croire en la possibilité d’un ordre régi par le droit, en la justice et en la liberté, dès lors qu’on souscrit à une épistémologie qui enseigne qu’il n’y a pas de faits objectifs, non seulement dans telle affaire particulière mais dans n’importe quelle autre, et que le juge ne saurait avoir commis d’erreur quant aux faits puisque, à leur endroit, il ne peut pas plus se tromper qu’il ne peut avoir raison » (Karl R.Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance).

D’une manière générale, et à première vue, on peut distinguer deux aspects distinctifs chez Frederick Wiseman.

Premier aspect : son œuvre est un véritable inventaire de secteurs et milieux sociaux américains, toutes classes confondues, une véritable Bible humaine vivante. Autrement dit, un témoignage unique entre anthropologie, pour ses thèmes et motifs, et entomologie dans la manière précise et obsessionnelle qu’il a de filmer. Enfin, une référence sociologique (4) et un réservoir d’idées pour les cinéastes de fiction, voulant s’affranchir de milieux sociaux bien définis et délimités, pour leurs films.

Deuxième aspect, et non des moindres, un génie manipulateur et perfectionniste qui, grâce au montage, explore son sujet à même la pellicule, revisitant « l’aventure intérieure » de ce qu’il a vu ou perçu lors du tournage.

« Peut-être que je suis un naïf perdu… En fait la question, pour moi, est toujours la même (et en un sens je ne fais qu’un seul film, plus long que les autres). La question, c’est la correspondance ou l’écart entre l’idéologie, la mythologie et la réalité… Il y a une distance entre l’Histoire des Etats-Unis telle qu’on la lit dans les universités et la réalité. » (Entretien avec Fred Wiseman, Cahiers du Cinéma n° 303)

Wiseman, dans cette représentation de la confrontation du regard à la réalité triviale et industrielle, rend le critique impuissant, réduit, comme moi, à se protéger derrière des analogies, des références. Pourtant, lui aussi se protège ou se dénonce par l’entremise du montage auquel il accorde une importance capitale, prédominante, ce qui implique ou induit un point de vue évident malgré la distanciation revendiquée de ses films : « Le point de vue, c’est le montage. » (« Entretien avec Fred Wiseman », Cahiers du cinéma, n°303).

Ce qui confond également le critique, à la vision de ses films, réside dans le fait qu’il ne critique pas forcément le système institutionnel et spécialisé (ou les hommes en sont les acteurs) dans lequel il s’est immiscé, préférant contrecarrer tout schématisme, toute simplification ou tentation journalistique (voire universitaire) à ranger les choses par catégories bien définies.

« Le cinéma idéologique, qu’il soit de droite ou de gauche, ne m’intéresse pas. (…). Les idéologues du cinéma ne s’intéressent pas à la découverte et à l’élément de surprise que contient le cinéma documentaire, de même qu’ils ne se fient pas à leur propre jugement indépendant ou à celui de quiconque ; ils veulent que les documentaristes confirment leurs opinions idéologiques et abstraites qui ont peu ou pas de rapports avec la vie réelle. Perdus dans les fantasmes politiques qu’ils génèrent eux-mêmes et sous la pression d’universitaires et autres idéologues, de notables et de bureaucrates du cinéma, et de tous les fantassins des pelotons parasites qui s’agitent autour des cinéastes, certains documentaristes pensent que les documentaires sont faits pour éduquer, révéler, informer, réformer et provoquer le changement dans un monde rétif ou rétrograde. On considère que les documentaires ont le même rapport à l’égard du changement social que la pénicilline vis-à-vis de la syphilis. On se cramponne obstinément à l’importance du cinéma documentaire en tant qu’instrument politique du changement, malgré l’absence totale de toute preuve tangible.

Parfois, dans sa hautaine condescendance, un cinéaste veut apporter la lumière à la populace et faire avaler de force telle ou telle bouillie politique à la mode à un public qui n’a pas eu la possibilité, ou peut-être même le désir, de partager le vécu ou les idées du cinéaste. Ce qu’on pourrait appeler le fantasme de « Carlos » conduit le cinéaste à croire qu’il est important pour le monde. » (« Le montage, une conversation à quatre voix par Frederick Wiseman », Images documentaires, n° 17, 1994).

Il y aurait mille et une manières de ranger les films de Wiseman et procéder par classement. Par exemple, bien distinguer les corps institutionnels que Wiseman traite (traque) : le corps social (Welfare, Belfast, Maine, Public Housing…), le corps militaire (Basic Training, Sinaï Field Mission, Manœuvre, Missile…), celui scientifique ou hospitalier (Primate, Hospital, Near Death…), celui artistique (Ballet, La Comédie-Française…), le juridique (Juvenile Court, Domestic Violence 1 et 2…), le scolaire (Blind, Deaf, High School 1 et 2…)…

On pourrait aussi ranger ces films par les rapports de force que l’on retrouve d’un film à l’autre ou des thématiques encouragées par le choix des sujets qu’implique une institution. La thématique de l’adolescence sous pression des adultes et aux prises de la normalité, ainsi qu’à la légalité à laquelle ils doivent s’accoutumer (High School, Juvenile Court) par exemple. Les lieux clos où se distille une utopie de travail, d’étude et de recueillement malgré les conflits internes inévitables à toute collectivité (Essene, High School 2). Le rapport consommable au corps ou à l’autre qu’on mange ou qu’on instrumentalise (Law and order, Basic Training, Meat, The Store, Model), l’attente, l’ennui, la mort et autres lieux liés au « Purgatoire » ou à la dépression (Welfare, Near Death). Quoi qu’il en soit, les filiations entre ces films sont multiples, infinies et n’ont de cesse de s’interpénétrer les unes aux autres.

« La connaissance, c’est-à-dire la possession de la vérité, n’a pas besoin d’être expliquée. Mais comment se peut-il que nous tombions dans l’erreur dès lors que la vérité est manifeste ? La raison est à chercher dans notre refus coupable de voir cette vérité, pourtant manifeste, ou dans les préjugés que l’éducation et la tradition ont gravés dans notre esprit, ou encore dans d’autres influences pernicieuses qui ont perverti la pureté et l’innocence originelles de notre esprit. L’ignorance peut être l’ouvrage de puissances qui conspirent à nous maintenir en cet état, à contaminer notre esprit en y faisant pénétrer la fausseté ainsi qu’à nous aveugler pour nous empêcher de voir la vérité manifeste. Ce sont par conséquent ces préjugés et ces puissances hostiles qui constituent les sources de l’ignorance.

La version marxiste de cette théorie du complot obscurantiste est bien connue : c’est la conspiration de la presse capitaliste qui déforme et censure la vérité afin d’installer dans l’esprit des travailleurs de fausses idéologies. Parmi celles-ci, les doctrines religieuses occupent bien évidemment une place éminente. Il est surprenant de constater à quel point cette théorie manque d’originalité. La figure du prêtre imposteur et dévoyé qui maintient le peuple dans l’ignorance était l’un des grands stéréotypes du XVIIIè siècle et, si je ne me trompe, l’un des thèmes de la pensée libérale. Cette figure a sa source dans la représentation protestante du complot fomenté par l’Église catholique, ainsi que dans les idées des dissidents qui tenaient un discours analogue à l’égard de l’Église anglicane. (…). Je ne prétends pas que cette vision du complot n’ait jamais renfermé la moindre parcelle de vérité. Mais elle constitue pour l’essentiel un mythe, et il en va de même de la doctrine du caractère manifeste de la vérité dont elle est issue » (Karl R. Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance).

« The War Zone » (Rapports de force dans les films de Wiseman)

« À bien des égards, le dicton « Connais-toi toi-même » est inopportun. Il eût été plus sensé de dire : « Connais les autres ! » » (Ménandre, poète grec, 342-292 av.J.-C.).

« High School (…) résume assez bien les préoccupations majeures de son auteur : comment les notions de norme et de normalité imprègnent nos habitudes, nos actions quotidiennes, nos relations aux autres. (…). Ces règles du jeu de la vie en communauté auxquelles on se soumet ou on s’oppose sont préétablies, et ceux qui les subissent n’ont aucune emprise sur elles.Toute remise en question s’avère vaine. Dans Juvenile Court, une jeune fille conteste le bien-fondé de la loi qui prévoit que 17 ans est l’âge de l’école et 18 ans « l’âge magique de la liberté » : « Ça n’a pas de sens ! Ce à quoi l’assistante du juge des mineurs répond : « Je ne te demande pas si ça a du sens, je te dis ce que la loi dit. » « Mais comment une loi peut-elle être bonne si elle est idiote ? » « La Loi n’a pas à avoir du sens pour toi. C’est comme ça. » Ces règles sociales définissent les rôles de chacun. Et à chaque personnage convenu (juge, vendeur, docteur) correspond un jargon professionnel spécifique (termes juridiques, baratin commercial, discours scientifique). La plupart des actions filmées se composant d’interactions verbales, le langage revêt une importance primordiale. Il trace bien souvent une frontière invisible entre les différents groupes sociaux qui s’affrontent au sein de l’institution. Aussi Wiseman accorde-t-il la plus grande importance à la parole de l’autre : pas de questions qui risqueraient de diriger les propos, pas de commentaire ni de musique. Sa fonction de preneur de son atteste son souci de restituer au mieux le discours de l’autre. » (« Une leçon de sociologie – l’œuvre de Frederick Wiseman », Laetitia Mikles, Positif n° 445).

Wiseman aime les contrepoints. Des enfants noirs regardent, avec un certain mépris et nonchalance, un mariage pompeux dans un parc (Central Park). Un vétéran (de guerre) mendie pour l’Armée du Salut en pleine rue et harangue les passants méprisants tandis que l’on embauche, par des critères très sélectifs, des corps afin de placarder leur image dans la rue, là même où dorment et vivent ces mêmes mendiants (Model). Lors d’une manœuvre militaire, un homme tire à blanc sur des autochtones allemands comme s’il tenait un jouet entre ses mains (Manœuvre). Un homme se confie au gardien noir d’un centre de sécurité sociale tout en lui affirmant son racisme (Welfare)…

Les exemples ne manquent pas et révèlent souvent la dimension absurde dans les anecdotes représentatives de la vie quotidienne. Ce sont dans ses séquences que Wiseman affirme et revendique presque son appartenance au théâtre bien plus qu’au documentaire. En effet, combien de scènes de dialogues se structurent selon une dynamique de champ contre champ propre à la fiction (Beckett, Ionesco, Pirandello ne sont pas loin…).

Les conflits (5) sont également déterminants car ils couvent une tension qui va de pair avec les sujets traités. La violence domestique dans Domestic Violence 2 : elle réside dans les différences ostentatoires qui distinguent les deux partenaires d’un couple (sexuelles et sociales). Dans le premier opus, Domestic Violence qui s’ouvre et se ferme sur des couples à vif dans leur propriété, le conflit est hors champ tout du long, mais omniprésent puisque l’homme, dans son absence, est évoqué dans la bouche de femmes battues et traumatisées qui se confient à d’autres femmes (et un homme). Ce parti pris, lié à la nature du lieu (foyer accueillant les personnes victimes de violences familiales), transforme l’homme en parfaite silhouette d’altérité. Même la fonction sociale de celui-ci se dissout en faveur des névroses et dépressions qu’il matérialise par sa violence exacerbée et cathartique à l’égard des femmes, devenues des brebis égarées, cherchant asile.

Dans Canal Zone, c’est la pauvreté des autochtones du Panama ou l’anonymat conforme et policé des américains/riches entrepreneurs ou porte-parole bigots et patriotiques.

Enfin, l’incommunicabilité désespérante entre l’homme et l’animal, l’homme et son environnement naturel avec Zoo et Primate.

Une thématique récurrente : le malentendu entre le corps institutionnel et le corps sentimental individuel. Dans Near Death, la violence n’est pas forcément celle de ces malades en phase terminale, c’est aussi cette fausse compassion des médecins qu’ils expriment à l’égard des familles, dans un premier temps, cette condescendance professionnelle et finalement autoritaire qui n’a d’utilité que de tenir la famille bien sage. La dominer psychologiquement pour se défaire au moment voulu de toute culpabilité ou responsabilité, mais aussi (et surtout), dans un deuxième temps, pour se protéger eux-mêmes dans leur attachement croissant aux malades et à leur proche.

« Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas. (…). C’est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. (…). » (Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve).

Chaque film de Wiseman est donc le témoignage allégorique de l’individu aliéné, par les institutions qui le régissent, et rendu impuissant par des stratagèmes de vente, de politesse courtoise, de moralité convenue, de légalité circonspecte qu’il a lui-même encouragé, initié pour son propre bonheur ! À ce titre Near Death et The Store sont très proches dans la politique de vente : vendre du confort à des condamnés. Cependant, pour le premier, Wiseman radicalise moins son point de vue sur les infirmiers de Near Death que sur les vendeurs de The Store. Les infirmiers craquent parce qu’ils s’attachent à leurs patients jusqu’à douter de leur profession qui prend des allures non seulement politiques (qu’est-ce une démocratie quand elle s’incarne dans un corps condamné à qui on propose des options forcément macabres (6)), mais aussi métaphysiques (que peut-on faire ? Et Dieu ?).

Ce qui intéresse Wiseman, ce n’est pas de prendre parti, mais de filmer l’entre-deux, le conflit, le malentendu, le paradoxe de ces deux corps forcément antagonistes !

L’empathie correspondra bien plus au corps organique, physiologique aussi fragile, animal ou mutilé soit-il, plutôt qu’à la machine implacable, à ce corps social institutionnel, anonyme et collectif, pénal ou médiatique, scientifique ou commercial.

« Wiseman dégage les structures cachées, met à plat les allégories pour cerner la vérité des pratiques au jour le jour de l’idéologie démocratique américaine. (…). Le film décrit le fonctionnement d’un système avec l’accord (du moins préalable) des institutions analysées et le financement des télévisions publiques. Ses œuvres se présentent comme des constats dédramatisés apparemment neutres, au ton détaché et respectueux du fouillis du réel. La caméra ne dérange rien mais elle fait son travail, implacablement. » (« À l’écoute de l’Amérique avec Fred Wiseman » par René Prédal, CinémAction n°76, juin 1995)..

La « méthode » (voir note 1 et 2) de Wiseman camoufle les sentiments critiques de son auteur et est tellement limpide, organisée qu’elle en arrive à s’imposer, se barricader, voire résister aux systèmes carcéraux et implacables des institutions qu’il visite.

Le jeu avec le champ contre-champ et ses digressions : suspense pour voir le contre-champ, dynamique de la caméra portée qui passe d’un individu à l’autre comme à un match de tennis, jeu avec les échelles de plan qui varient du champ à son contre-champ (Domestic Violence 2, High School 2, Blind). Ironie dans Model quand il filme les entretiens d’embauche, au début on voit le modèle par l’entremise de son « book » d’abord, de son image, pour ensuite le cadrer dans une situation plus triviale et commune qu’est celle justement de l’embauche !

« La règle qui préside au tournage serait plutôt de ne rien rater d’important. L’effet de cette avidité de filmer est d’une part, je l’ai dit, de suggérer que tout est filmable-filmé, et d’autre part de ne pas m’assujettir, spectateur, à une place plus ou moins préréglée, mais de me laisser flotter de place en place, de regard en regard (7). (…). Mais la façon de filmer et le montage qui la retient livrent les figures à ce désordre égalisant qui laisse au spectateur la disposition d’une certaine indétermination. À moi, en somme, de circuler entre ces corps, ces visages, ces places, ces rôles. Qui tour à tour me sont plus présents, ou moins, sans que puisse induire de leur mise en scène quelque sens qui m’inciterait ou m’obligerait à le suivre. Je dirais volontiers que Wiseman, parce qu’il n’a pas de système formel identifiable selon une logique des axes ou des cadres, défait l’ordre de l’institution en la filmant. » (« Corps à corps dans le bureau du juge » par Jean-Louis Comolli à propos de Juvenile Court).

« Dieu seul le sait »

« BOUCHE. – monde… mis au monde… petit bout de rien… avant l’heure… loin de (…). » (Samuel Beckett, Pas moi)

« Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous lâchent. » (Samuel Beckett, Oh les beaux jours).

Fred Wiseman se sert de la parole de ses intervenants pour leur donner corps afin qu’ils deviennent de véritables personnages dont certains apparaîtront à plusieurs reprises tels des repères pour le spectateur en terre inconnue dans ce genre cinématographique que l’on nomme « documentaire ».

« En deçà de leur apparente banalité fonctionnelle, les jeux de la parole doivent être révélateurs des liens et enjeux d’autorité ou de solidarité, des rôles et de leur distribution à travers cette unité de lieu, ce lieu commun et hermétique à la fois qu’est l’institution (asile, hôpital, école, tribunal, police, armée, grand magasin…) où se reproduisent les formes dominantes de la société » (« L’Amérique pour de vrai ? », François Niney, Cahiers du cinéma n° 470, juillet-août 1993).

« Tout est là. L’ordre, c’est avant tout l’abondance des discours, leur aisance, leurs démonstrations impeccables, leurs arguments décisifs. Le désordre, tel que le film (Juvenile Court) le fait advenir, n’est rien de moins que la rupture de cette parole circulante et puissante par un silence ou par une parole pauvre, défaite, sans conviction. » (« Corps à corps dans le bureau du juge » par Jean-Louis Comolli à propos de Juvenile Court).

On peut déceler chez Wiseman certaines affinités électives comme une réflexion sur l’image, ou plutôt sur la représentation, et des liens étroits qu’unissent le documentaire à la fiction (nous le verrons plus loin), mais aussi sur la présence quasi-systématique dans ses films d’un certain mysticisme religieux relativement ambigu. Messes, mariages, processions, confessions se disséminent le long de ses films ou, de manière plus subtile, un travail sur l’effigie, le trophée. La tête d’un bébé rhinocéros sur une dalle dans Zoo ou la dépouille d’un pit-bull après qu’il ait été traqué et tué par les gardiens d’un zoo, le crâne d’un singe dans Primate, que l’on ouvre comme une noix avec habitude, précision, et attention. L’image des mannequins dans Model

Une misanthropie critique se distillerait même dans certains de ses films, perceptible surtout quand il s’agit d’animaux (Primate, Zoo). Plus Wiseman filme froidement une violence qui nous est donnée à voir, plus il s’insurge. Il faut voir comment il filme la décapitation d’un singe et le dépeçage d’une tête devenue non seulement un trophée, mais aussi l’étendard des vanités humaines !

« Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour savoir que l’activité sexuelle des chimpanzés n’est pas le but de la recherche mais nous… Dans ce sens, le thème de Primate est le même que celui des autres films : rapport du contrôle et de l’idéologie. (…). Primate est à peine de la science-fiction, ou autant que Welfare… qui parle de l’avenir de notre société. Il y aura un contrôle de plus en plus grand de la vie des gens par la bureaucratie, par l’ordinateur et par la pauvreté. Celle-ci grandissant avec la diminution des ressources de la planète, l’Etat contrôlera de plus en plus notre quotidien. Je pense que des gens comme nous qui, dans les circonstances présentes, ne font pas de demande d’aide sociale, seront amenés à en faire. » (« Entretien avec Fred Wiseman », Claire Clouzot, Ecran 76, septembre 1976).

Des exemples abondent sur l’absurdité de l’homme à vouloir se détacher à tout prix des animaux ou des choses simples, et de vouloir tout contrôler ! La délirante fin de Primate (où l’on torture un singe dans un avion, et en apesanteur !). Le mariage dans une montgolfière dans Aspen. Une publicité à la James Bond dans Model où le mannequin, filmé pendant ses répétitions, perd toute séduction et révèle sa nature de parfait automate. Et, dans ce même film, les multiples prises photographiques d’un visage de mannequin révèlent, dans leur continuité, un caractère monstrueux, voire vraiment obscène (en plus des directives autoritaires et « excitées » des photographes) ! Dans Model, la parabole critique de Wiseman s’étend jusqu’à Hollywood bien entendu… le cinéma de fiction est toujours de mèche avec l’univers publicitaire chez Wiseman !

Mais malgré tout, une véritable tendresse empathique demeure. En faveur des animaux, des malades mentaux, des handicapés ainsi que les laissés-pour-compte et les « loosers » (Welfare, Public Housing), mais, dès qu’il s’agit de l’homme dépouillé de ses premiers instincts pour le culte de sa propre image et de son ego, le cynisme implacable de Wiseman fait mouche. Une image me reste, celle triviale, dans Zoo, d’un homme se moquant d’un gorille, en se tapant le torse, mais, ne pouvant s’empêcher de regarder l’animal, il traduit la projection non assumée des instincts primitifs que lui et tout son environnement civilisé réprime (même au zoo qui n’est autre qu’une vitrine, nous mettant à distance et en projection notre rapport aux animaux).

« Je n’ai rien contre Freud, mais s’il pouvait voir au travers de Juvenile Court et Welfare ce qu’on a fait de certaines de ses idées, il aurait veillé à ce qu’on ne publie pas ses livres. La technique d’interviews utilisée dans Welfare est issue de l’attitude paternaliste freudienne.

Si vous voulez, je suis frappé par la façon dont les idées-maîtresses comme celles de Freud sont dénaturées, trahies par des gens qui ne les comprennent pas mais s’en servent pour contrôler l’attitude, la conduite des autres. À la fin de Titicut Follies, le psychiatre prend le micro en pleine réunion et prononce le diagnostic : « schizophrène à tendance paranoïaque » du ton de quelqu’un qui croit qu’il a dit quelque chose. Alors qu’il s’est servi tout simplement d’un des mots « sacrés » du vocabulaire des sciences sociales pour l’appliquer au comportement très complexe du jeune « cas » en face de lui. Et les autres de se sentir réconfortés croyant qu’ils ont compris quelque chose au cas clinique, alors qu’ils sont surtout indifférents au jeune homme. Ils n’ont jamais cherché à comprendre ce qui pouvait lui convenir comme traitement. Ils trouvent le diagnostic et réagissent non pas aux besoins du malade mais à sa classification. » (« Entretien avec Fred Wiseman », Claire Clouzot, Ecran 76, septembre 1976).

Lieux Communs : Non-lieux et Purgatoires

« Les petites choses de la vie sont vraiment les sujets qui m’intéressent, que je cherche à symboliser. Au fond je m’intéresse à la salle d’attente, la salle d’attente de la vie. Nous sommes tous dans une salle d’attente, nous attendons la mort » (Richard Lindner).

« Film après film s’esquisse ainsi une anthropologie de l’homme au travail aux Etats-Unis, de 1970 à nos jours. Et que voit-on ? Une organisation du travail extrêmement divisée, industrialisée, rationalisée. Il est intéressant sur ce point de comparer les abattoirs du Sang des bêtes (1949) de Georges Franju et ceux de Meat (1976) : dans le premier cas, un artisanat, une confrontation de l’homme à l’animal, des rigoles de sang ; dans le second, un processus millimétré, organisé en séquences bien séparées, la mort donnée sans même se salir les mains. La stricte séparation des tâches, l’optimisation des gestes, la recherche de la performance régissent de la même façon l’activité des vendeurs du grand magasin de The Store (1983) et celle des pilotes de bombardiers atomiques que Wiseman filme dans Missile (1987) ; elles permettent aux uns comme aux autres de se détacher de la nature de leur activité pour ne plus avoir en tête que le défi de la performance à accomplir. » (« Frederick Wiseman : distance et observation », Cho Myoung-jin, Programme de la Cinémathèque française, novembre-décembre 2006).

Chaque film de Wiseman, via le lieu institutionnel, est comme une allégorie américaine, l’antichambre de ce que cette même nation a tendance à occulter pour préserver l’instrumentalisation de ses citoyens avec le christianisme et les notions patriotiques qui n’ont de cesse de vanter les valeurs morales pieuses et historiques de leur pays. Mais Wiseman ne juge pas, il constate simplement les effets (pas forcément et toujours négatifs) de cette énergie commune et belliqueuse.

« Et si pour des raisons obscures nulle peine n’est plus possible, alors plus qu’à fermer les yeux – (elle le fait) – et attendre que vienne le jour – (elle ouvre les yeux) – le beau jour où la chair fond à tant de degrés et la nuit de la lune dure tant de centaines d’heures. (Un temps.). Ça que je trouve si réconfortant quand je perds courage et jalouse les bêtes qu’on égorge. » (Samuel Beckett, Oh les beaux jours).

Dans Meat, on suit l’animal (le bœuf puis le mouton) jusqu’à son « devenir produit » ! L’objectif de Wiseman est de constater deux violences qui dépassent la mise à mort représentée de l’animal (dans Near Death, la violence est d’abord dans le malentendu entre le corps scientifique et affectif puis dans la simple attente, et la pure impuissance des deux parties). La première violence est de retranscrire le travail laborieux et répétitif des ouvriers d’une entreprise (comme une autre ?) dont le travail à la chaîne rappelle quelques scènes de Belfast, Maine. L’objectif de Wiseman consiste ici à nous rendre accessible, par le montage, ce travail éreintant et laborieux. La deuxième violence, qui découle de la première, est celle de dépeindre l’homme comme une « nature morte » ! La vie chez Wiseman est « fictionalisée » par le simple fait de sa représentation, et donc « politisée ». De ce constat, se dégage l’idée que le rapport de l’homme à l’autre (de l’ouvrier à l’animal comme du patron à l’ouvrier) relève(ra) toujours de son industrialisation, de son exploitation ; ce constat est glaçant, mais malheureusement interdépendant de la vie de l’homme en collectivité ! Qui dit civilisation dit barbarie ?

« Entrer à l’âge de cinq ans dans une filature ou toute autre fabrique et depuis ce moment rester là assis, chaque jour, dix heures par jour d’abord, puis douze, enfin quatorze, à exécuter le même travail mécanique, voilà qui s’appelle acheter cher le plaisir de respirer » (Schopenhauer, Douleurs du monde).

Une scène éclaire le talent de Wiseman derrière le conteur ! Il s’agit d’une chanson d’un crooner passant à la radio et, en parallèle à cette chanson, l’acte professionnel de l’ouvrier qui tamponne, étiquette chaque viande défilant devant lui ! Tout l’art de Wiseman est là, dans cette distanciation ironique, voire narquoise entre le monde des images et des simulacres qui tiennent l’homme de main dans sa fonction sociale : automate indispensable et utile pour tous, qui fait tenir ces entreprises, ces industries, ces « lieux communs » institutionnels !

Ce sont les héros de Wiseman, mais nos martyrs de tous les jours ! Comme ces aveugles qui travaillent enfermés à la solde de Mabuse dans le film homonyme de Fritz Lang, mais indispensables à son empire criminel ! Wiseman décortique tellement l’Amérique, dans ce qu’elle a de plus triviale, anecdotique (à l’intérieur même d’édifices spectaculaires selon les fonctions qu’elles mettent en œuvre), qu’il en vient à faire des inversions passionnantes qui relèveraient purement et simplement d’idées géniales et critiques (par l’entremise de la métaphore, de l’allégorie) propre au cinéma de fiction. Ainsi, les véritables handicapés deviennent des « dissidents » qui se jouent innocemment d’un système de par leur handicap (Blind, Deaf, Multihandicaped), ou pleinement conscients (Adjustment and Work). Ces infirmes deviennent ainsi plus clairvoyants que les « bien-portants », ces derniers étant plus « handicapés » par leur perception d’un monde qui leur donne trop à voir et à entendre, un monde qui en demande trop à tous les sens !

« Aux confins du monde des vivants, voici l’enfer des morts-vivants, la prison-asile où gardiens et médecins, nos porte-parole, haïssent chez ceux d’en face leur propre peur de la dé-Raison. L’inaugural des institutions, à l’échelle des systèmes qui se partagent la planète en tous lieux et dans tous les temps, consiste en ceci : ordonner la relation entre l’individu et l’autorité de la Raison. (…). Or, l’institution n’est rien d’autre que la technique d’assemblage de l’être humain avec lui-même, c’est-à-dire avec l’image qu’il a de soi – technique grâce à laquelle l’individu, chacun de nous donc, peut soutenir le répertoire d’un rôle, jouer sa partie propre dans ce théâtre de masques que nous appelons une société. Instituer la Raison, c’est construire un théâtre d’images. » (« Les ficelles qui nous font tenir – À propos du cinéma de Frederick Wiseman » de Pierre Legendre, Cahiers du cinéma n° 508).

« The act of seing with his own eyes »

« Ça ne fait rien. Personne ne comprend. Chacun ici se croit le héros de son propre drame. Ça fait mélo, mais c’est comme ça. » (The Connection de Shirley Clarke)

Pour Bruno Podalydès, la mise en scène est « la mise à distance des choses ». Mais ne pouvons-nous pas généraliser et l’appliquer au cinéma dans sa généralité la plus ouverte (dans tout ce que le terme « cinéma » peut englober) ?

En effet, les sujets choisis par Fred Wiseman, que centralisent les diverses institutions ciblées par ses films, véhiculent tous un fantasme barbare à la fois individuel et collectif qui s’y rattache inévitablement. Wiseman critique ? Déjà dit, Déjà vu ! Le caractère obsessionnel et intarissable de Wiseman à filmer des enceintes, des murs, des frontières, des rides, des cicatrices, des limites, et cela même à scruter jusqu’à l’épuisement ce qui relève encore et toujours de l’humain, suffit à établir que le sentiment critique de son auteur découle même de ses castings de lieux et de ses repérages d’humains ! Pas la peine d’en dire plus de cet aspect-là redondant, et typique de notre culture française avide de greffes politiques (8) ou critiques dans toutes œuvres d’auteurs.

« Il n’est vrai que la vie dans tous ces endroits est très concentrée… mais cela tient au fait qu’il existe des points de ressemblance à toutes les institutions. À ce titre, le livre qui est le plus important pour l’avenir institutionnel, c’est le livre de Hannah Arendt (« Rapport sur la banalité du mal »). C’est une chose qu’on trouve partout : comment des gens peuvent administrer d’autres gens, et comment ceux-ci sont tellement passifs. S’il y a une chose qui est flagrante partout, c’est la passivité. » (Entretien avec Fred Wiseman, Cahiers du Cinéma n° 303)

Par contre, Wiseman est un grand prestidigitateur, autrement dit un manipulateur dans la mesure où il assume et revendique même l’appartenance de ses films, non pas au « cinéma vérité » (terme qu’il rejette), mais à des « real fictions », ou à ce qui relèverait du théâtre dans la vie quotidienne ! « Tout l’art de Wiseman consiste à mettre en évidence les règles dramaturgiques de la réalité sociale. » (« Une leçon de sociologie – l’œuvre de Frederick Wiseman », Laetitia Mikles, Positif n°445).

« J’ai une réaction contre certains films de cinéma direct qui se concentrent sur un ou deux personnages, une charmante vedette ou un charmant criminel… (…) Pour moi, la vedette, c’est le lieu et le lien social » (Fred Wiseman interviewé par Positif, n° 445).

Au risque de choquer le lecteur, par les digressions qui vont suivre, il m’est irrésistible de relier Wiseman à un cinéma que je connais « intimement », la fiction de genre (celle américaine dans le cas présent). Pourquoi ? Simplement par instinct et goût pour les analogies inattendues !

En découvrant les films de Frederick Wiseman, une chose m’est apparue flagrante chez lui, celle d’un réservoir inépuisable d’idées, d’ébauches de scénarios qui n’attendent qu’à s’épanouir, de sujets ou thématiques passionnantes. Bref, tout ce que le cinéma de genre va développer principalement dans les années 70 et 80 ! Que ce soit les thèmes liés à la sexualité, à l’adolescence (High School, Juvenile Court), que ce soit le regard acerbe sur l’armée ou l’éducation militaire (Basic Training, Sinaï Field Mission, Manœuvre, Missile) ou encore tout ce qui concerne l’Amérique profonde (Meat, Belfast, Maine), Wiseman renvoie à tout un cinéma de fiction insolent et prometteur (De Palma, Joe Dante et les adaptations au cinéma de Stephen King), mais renvoie également à un autre monstre méconnu ou mésestimé des cinéphiles et du grand public : Herschell Gordon Lewis.

En effet, les films de Lewis marquent les auteurs les plus doués des générations à venir au-delà même du prestige de celui-ci pour avoir importé le gore au cinéma : Brian De Palma, Abel Ferrara, Larry Cohen, Tobe Hooper, Wes Craven, David Cronenberg, George A. Romero… Il est aussi peut-être le réalisateur le plus représentatif d’une investigation critique à l’encontre des « clichés » américains (9). N’est-ce pas suffisant pour établir une relation entre Wiseman et Lewis, et mettre en évidence leur héritage commun pour le cinéma de fiction contemporain ou postérieur ! Wiseman s’attaque aux ouï-dire, aux enclaves morales que nous avons tous envers certaines institutions sans les connaître, tandis que Lewis s’attaque à l’imagerie médiatique de son époque. Tous deux implosent de l’intérieur les carcans d’une pensée commune contemporaine souvent catégorique et trompeuse.

« Si Indiana Jones et la dernière croisade (à ce pôle, il n’y a que l’embarras du choix) peut être retenu comme la limite extrême de la fiction, là où elle ne fait plus problème, que choisir comme exemple à l’extrémité opposée ? (…) Nous proposerons comme exemple Titicut Follies, de Frederick Wiseman (1966), un de ces cinéastes, en vérité assez rares, qui se défient avec constance de tous les ingrédients du film de fiction : la fable (le récit), le faux-semblant (le décor), le simulacre (l’acteur). (…) Wiseman n’intervient pas, autrement que par sa présence (mais c’est bien une intervention), il ne commente pas, autrement que par le montage (mais c’est bien un commentaire), il filme l’action et non le récit de l’action (mais une action filmée est déjà une ébauche de récit). Ce qui garantit la validité du témoignage, c’est l’interdiction de projection publique qui lui fut signifiée par un tribunal, et ne fut levée que 26 ans plus tard. Quand la censure s’exerce à l’encontre d’un documentaire, c’est en général que le film est accusé, soit de dévoiler une vérité gênante, soit de la falsifier. Le film de fiction est pour sa part accusé de donner un mauvais exemple, de pervertir la jeunesse, etc., autrement dit de fournir un modèle gênant pour la morale dominante. Le documentaire attente à la vérité, la fiction à la morale. » (« Le Documentaire un autre cinéma », Guy Gauthier, Nathan Université, Fac Cinéma, 1995).

Points communs du cinéma de Wiseman avec le cinéma de fiction :

• Le choix d’un sujet spectaculaire via le lieu visé ou le caractère inédit de l’institution abordée.

• Le montage des séquences comme des segments que Wiseman fractionne au montage et qu’il dissémine le long du film (Titicut Follies (10) par exemple ou le pré-générique de Manœuvre).

• L’« objectivité participante (11) » de sa caméra donne l’impression au spectateur qu’il n’est pas vu ou que les vrais « acteurs » du film ne le voient pas, comme au cinéma !

• Le caractère obsessionnel de son œuvre qui relève de la collecte, de l’inventaire (Wiseman serait-il comme ces cinéastes névrosés New Yorkais que sont Woody Allen et Jonas Mekas ?).

• Des thématiques fortes et évidentes basées sur des conflits, des rapports de force, des malentendus, des paradoxes comme tout bon film de fiction qui se respecte : homme/animal, masculin/féminin, images et fétiches/corps, purgatoire (ce qui relève du corps religieux)/lieu institutionnel (ce qui relève du corps social),…

• Contrepoints ironiques. Dans Model, il a un besoin évident de s’évader dans les rues, et filmer les allées et venues des gens ordinaires dans les rues de New York, entre les entretiens d’embauche sur le canon physique de l’époque et les directives des photographes sur ces mannequins, acteurs d’un milieu social qui n’a plus rien à voir avec la vie extérieure sociale. Dans Meat, un ouvrier marque et étiquette des bovins tandis que chante un crooner à la radio (le caractère « merveilleux » de la chanson certifie le travail laborieux et répétitif de l’ouvrier).

• Refus du terme « cinéma vérité ».

• « Straniamento » : « Pour reprendre l’une des notions favorites de Carlo Ginzburg : straniamento, qui pourrait se comprendre comme une prise de distance assez nette pour que l’ordinaire passe pour extraordinaire. Voir « À distance » (Paris, Gallimard, 2001). » (« Corps à corps dans le bureau du juge » par Jean-Louis Comolli à propos de Juvenile Court).

• Intérêt pour ceux qui résistent malgré leur âge, à leur condition sociale, au regard des autres, aux règles ou aux lois.

• Constructions narratives conscientes, prédéterminées et interdépendantes des acteurs qui sont intégrés à l’institution que Wiseman filme (ouverture et fermeture de ces films révèlent du spectaculaire ou du récit). Les fins cyniques de The Store ou de Zoo avec leurs soirées au champagne et buffet copieux pour arroser la vanité de leur établissement. L’ouverture et le final de Domestic Violence 2 avec un montage de plans fixes qui s’accélèrent passant d’un milieu social aisé à celui pauvre des banlieues environnantes et créant un contrepoint radical avec le reste du film, un huis clos étouffant et claustrophobe où toute une Amérique coupable défile, à tour de rôle (par la surenchère des procès successifs). Le dérèglement de la sacro-sainte objectivité rationnelle des scientifiques à l’égard des singes qu’ils étudient jusqu’à la torture (Primate). Un jeune militaire tire des balles à blanc avec euphorie dans la direction de vieux paysans (Manœuvre).

• Goût pour l’emphase vers la fin de ses films où une morale se distille. L’explication de ce qu’est le lycée pour le proviseur de High School 2 (qui est la version positive du discours final et conservateur de High School en 1968). La discussion existentielle et mystique entre deux médecins sur leur fonction sociale professionnelle à la fin de Near Death. L’hommage à Beckett par l’entremise d’un personnage qui parle d’attendre « Godot » à la fin de Welfare. Le réalisateur Francis Ford Coppola dépité à la fin de Central Park….

• L’importance que le cinéaste accorde au lieu n’est pas sans rappeler le point de vue de Alfred Hitchcock : « Ne jamais utiliser un décor comme un simple arrière-plan. L’utiliser à cent pour cent…Le lieu doit être fonctionnel » / Fred Wiseman : « Pour moi, la vedette, c’est le lieu et le lien social » (Wiseman interviewé par Positif, n° 445).

• Exploitation du lieu naturel, du théâtral (la présence régulière de la lune dans Zoo ou de l’Acropole dans Ballet) au tragique (le lac qui ouvre et ferme Near Death rappelle les bords du Styx dans la mythologie grecque).

• Très grand sens de graphisme visuel grâce à ses deux fidèles, et successifs, collaborateurs à l’image (William Brayne et John Davey). Les cadrages contrastés, au-delà du noir et blanc, mais aussi dans l’utilisation de l’avant-plan comme de l’arrière champ ou du plein cadre (Law and Order, Hospital, Basic Training, Welfare…). La séquence de la pénétration des blindés américains dans le paysage villageois allemand de Manœuvre (composition des cadrages ombre et lumière, plongée et contre-plongée accentuant le caractère monstrueux de ce que ces engins militaires représentent, plans subjectifs où l’on voit le canon phallique du tank pénétrer aussi bien le champ de la vision que la terre allemande qu’elle défriche sur son passage…) ou le magnifique plan séquence qui suit un enfant aveugle cherchant sa classe dans Blind

« Bien sûr, dans un feuilleton qui se veut réaliste, le réel subit une distorsion beaucoup plus grande que dans un documentaire, mais il y a toujours distorsion : d’une certaine manière, le film documentaire reste une fiction du réel… Et en même temps, le documentaire conserve une force de conviction inégalable… Je crois que si la télévision commerciale américaine avait diffusé Nuit et brouillard d’Alain Resnais au lieu de Holocaust, ça aurait eu un pouvoir de conviction beaucoup plus grand… » (« Rencontre avec Frederick Wiseman », Philippe Pilard, Revue du cinéma, mars 1979, n° 337).

Il est donc évident que Wiseman, du choix du sujet au montage de celui-ci, provoque le fantasme barbare, cruel et cathartique de son spectateur, fantasme primaire, mais naturel que révèle (ou réveille) les sociétés urbaines qu’elles soient américaines ou européennes et que stigmatise sa caméra !

Il ne joue pas avec le spectaculaire de son sujet, mais révèle que le trivial y est plus spectaculaire parce que révélateur des principes institutionnels et bureaucratiques qui nous régissent.

« Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient. (…). Pour la première fois, elle (la caméra) nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel » (Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique).

Son cinéma, dans cet inventaire précis de castes industrielles, sociales et humaines, et dans sa collecte de lieux et de visages, confère étrangement au cinéma de genre un aspect documentaire introspectif ! Autrement dit, Wiseman nous montre l’origine de ce fantasme propre au cinéma de genre dans son observation hypnotique d’une mécanique sociale urbaine généralisée à l’échelle de toute société industrialisée et interdépendantes des institutions qu’il filme tel des étendards, des emblèmes, des fétiches dans un premier temps, puis des organes indispensables de ces sociétés « civilisées » contemporaines, les nôtres !

« La police est une expression de l’humanité, ils découlent de nous et leur brutalité est notre brutalité. Si vous avez des idées préconçues sur les flics, vous inclurez ce qui vous correspond. » (« Entretien avec Fred Wiseman », Claire Clouzot, Ecran 76, septembre 1976).

Étrangement, on ne peut donc pas s’empêcher de relier Wiseman au cinéma de genre, que ce soit par les thèmes ou les institutions, ils invitent au rapprochement.

Titicut Follies (1967) et Vol au-dessus d’un nid de coucou (Milos Forman, 1975) : rapports de force, détention et aliénation dans un hôpital psychiatrique.

High School (1968) et Carrie (Brian De Palma, 1976) : la violence du formatage des corps et des idées (12).

Law and Order (1969) et Les Flics ne dorment pas la nuit (Richard Fleischer, 1972) : la vie quotidienne des policiers en milieu urbain.

Basic Training (1971) et Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987) : l’entraînement des « Marines »

Meat (1976), Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1972) et Carnage (Michael Ritchie, 1972) : le traitement du corps comme un produit à exploiter, à vendre et à « bouffer ».

Canal Zone (1977) et Fog (John Carpenter, 1980) : circulation de tous les organes vitaux et sociaux constitutifs d’une bourgade et déni de l’Autre (les autochtones du coin pour l’un et les revenants de l’outre-tombe pour l’autre).

Manœuvre (1979), Sans Retour (Walter Hill, 1981) et, dans une certaine mesure, Les Douze salopards (Robert Aldrich, 1967) : l’instrumentalisation des corps et l’absurdité de la Guerre surtout quand elle est faite par des « enfants ».

Model (1980), Maniac (William Lustig, 1980) et Star 80 (Bob Fosse, 1983) : le rapport de l’individu au pouvoir de la mode et de la norme ou au simulacre.

The Store (1983), Frissons (David Cronemberg, 1975) et Zombie (George A. Romero, 1978) : le caractère descriptif d’un centre commercial est tel que le fantastique en devient réaliste.

Aspen (1991) et 2000 Maniacs ! (Herschell Gordon Lewis, 1964) : la bourgade dégénérée et conservatrice.

Zoo (1992) et La Féline (Paul Schrader, 1982) : la mise à distance de l’animal par l’homme et ses tentations à ranger ses propres désirs, voire les dominer jusqu’à séquestrer l’Autre dans un lieu « concentrationnaire ».

Domestic Violence 1 (2001) et Les nuits avec mon ennemi (Joseph Ruben, 1991) : l’homme monstrueux décrit en hors-champ prend corps et s’anamorphose dans la fiction hollywoodienne.

« Quand le documentaire fonctionne, c’est parce que la réalité est si dense et complexe qu’elle rend ridicule la reconstitution fictionnelle de ladite réalité. Et, d’une certaine façon, elle détruit le naturalisme des films de fiction. Le film de fiction naturaliste doit être brillant ou n’être pas pour survivre à côté du documentaire qui, lui, rassemble des éléments de la réalité. C’est pour ça que, au cinéma, je m’intéresse de plus en plus aux films de fiction stylisés car je suis trop impatient avec le naturalisme cinématographique. » (« Entretien avec Fred Wiseman », Claire Clouzot, Ecran 76, septembre 1976).

Les connexions thématiques avec le cinéma de genre, que chaque institution filmée par Wiseman implique, correspondent à son besoin de chercher ce qui relève de l’humain jusqu’au trivial, jusqu’à l’anecdote. Wiseman , par sa méthode et ses thématiques forcément critiques (sans prendre parti à l’exception peut-être de Titicut Follies et Primate) puisque liées aux machines institutionnelles, a poussé sa caméra dans les limites de la représentation du fait de sa volonté marginale à vouloir échapper aux références, aux cases que tout pays se conforte à créer pour cataloguer et cerner chaque individu.

Fred Wiseman rompt cette distance en faveur d’une thématique interdépendante des institutions visitées : les réflexes et habitudes sociales professionnelles propre à l’humain civilisé, transformant ainsi son spectateur, et auditeur, en apprenti ethnographe.

La séquence avec le réalisateur Francis Ford Coppola à la fin de Central Park montre bien deux choses. D’une part, le refus de l’emphase ostentatoire, de sorte à ce que Coppola devienne un simple artisan essayant de faire son film du mieux qu’il peut, et déshabillé de son image démiurgique ou grossie pour les besoins d’un « making of » promotionnel du film en question (13). D’autre part, la caméra nargue le réalisateur de fiction parce qu’elle enregistre, capture un « réel » que l’autre aura plus de mal à saisir parce que dépendant de la structure hollywoodienne qui le contient, mais aussi d’une narration despotique et d’un besoin « capital » de fonds, indispensable pour ses idées de luxe ! C’est Coppola lui-même qui, dépité, confie à son équipe : « C’est rageant d’avoir tant de possibilités et de manquer de temps pour les exploiter. On a perdu toute la matinée. Aucune prise de vue n’est valable, c’est très frustrant. »

L’« Invraisemblable vérité » (en guise de conclusion)

« Ce n’est qu’humain. (…). Que nature humaine. (…). Que faiblesse humaine. (…). Que faiblesse naturelle. » (Samuel Beckett, Oh les beaux jours).

« Bien qu’il soit clair que les choses doivent être changées, nous avons fini par perdre tout désir de le faire, et nous nous contentons de les décrire » (Rainer Werner Fassbinder à propos d’Effi Briest).

« Non, il faut que ça bouge, quelque chose, dans le monde, moi c’est fini. » (Samuel Beckett, Oh les beaux jours).

Certaines fictions revendiquent par mise en abîme et provocation, et à raison, leur caractère formel propre au cinéma documentaire pour démasquer et (auto)critiquer l’artifice cinématographique en déployant l’envergure manipulatrice que la caméra implique forcément (certains films de William Friedkin, Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato…). D’autres, comme Frederick Wiseman, travaillent à rebours et tendent à incliner leur point de vue, directement lié « au réel » et à la perception qui en découle, vers la fiction !

« Je voulais démontrer que le texte de la réalité, pris en charge par des comédiens, devient du cinéma, de la fiction » (Jean Eustache en exergue d’Une Sale Histoire)

Mais n’est-on pas comédien dès le moment où l’on appartient à une représentation, du regard des autres (Seraphita’s Diary) à celui de la scène (La Comédie-Française ou L’amour joué), voire de Dieu (Essene) ?

La réalité n’est plus, alors pourquoi prétendre au cinéma « vérité ». Wiseman s’est isolé du monde dans cette névrose régulière d’un film par an et de cette exigence dans son travail (14). Il retravaille une réalité donnée et s’intègre dans un système, une méthode stricte qu’il a lui-même créé parce qu’il a compris, mieux que personne, que tout se récupère et se détourne… C’est pourquoi son cinéma résiste dans son hermétisme, son observation distante et prudente (en apparence) et surtout qu’il a fait de son cinéma, de toute son œuvre, une institution avec ses rouages, de son tournage au montage, mais aussi un programme avisé et méthodique !

« (…) il n’existe pas de vérité objective, tout comme le pragmatisme épistémologique, c’est-à-dire l’idée que la vérité est synonyme d’utilité, nourrissent d’étroits rapports avec l’autoritarisme et les conceptions totalitaires » (Karl R. Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance).

« Ne voyez-vous pas ? Ils veulent une vérité, une vérité extérieure, n’importe laquelle, pourvu qu’elle soit catégorique ; elle les calmera ! » (Luigi Pirandello, Chacun sa vérité).

Le documentaire n’existe pas, tout comme le cinéma « vérité », puisque tout ce qui est filmé appartient à la représentation. Alors pourquoi Wiseman est-il un grand documentariste ? Parce qu’il a donné l’illusion du vrai tout en conférant à celui-ci quelque chose qui relève de la fiction, du fait(faux)-divers au trivial spectaculaire ! Wiseman est un grand manipulateur qui réfléchit par l’entremise des institutions comment l’individu est moins rentable qu’une collectivité, comment on instrumentalise un corps, on le range, ce qu’il représente…

« Selon Bacon « il faut se débarrasser de toutes sortes d’ « idoles » ou fausses croyances largement répandues, car elles gauchissent nos observation ». » (Karl R. Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance).

Le cinéma, c’est de pousser les choses à distances. La (sur)représentation d’une chose expulse le propre référent du réel de cette chose de la perception même du spectateur !

C’est sans doute ce que Wiseman combat : ramener l’œil du spectateur à un point de vue peut-être plus concret, physiologique, et moins fantasmatique afin d’éviter de concilier notre imaginaire déjà vérolé par une culture bourrée de références et d’analogies diverses qui nous détournent de notre propre animalité, de nos instincts critiques les plus spontanés qui n’appartiennent qu’à nous-mêmes.

Wiseman combat la terminologie même de ce qu’est l’homme et ses automatismes tribaux (et triviaux) que camoufle son uniforme social : il faut voir comment les gardiens et scientifiques d’un zoo traquent un pitbull transformant un lieu clos en savane ou la décapitation d’un bébé rhinocéros avant que la tête soit placé au sol comme une effigie (Zoo), comment l’esprit scientifique prévaut sur le bon sens dans des expériences sordides ou absurdes sur des singes (Primate) garant de notre humanité perdue (cette humanité a-t-elle existée ?)…

« Les documentaires – comme les pièces de théâtre, les romans, les poèmes – appartiennent à la forme fictionnelle et n’ont aucune utilité sociale mesurable. » (« Le montage, une conversation à quatre voix par Frederick Wiseman », Images documentaires, n° 17, 1994).

Les films d’horreur se délectent et jouissent littéralement de notre vulnérabilité, de notre naïveté lorsqu’on est devant un film. On devient des enfants, on se fait bien manipulés, ne réalisant plus que tout ça n’est que de l’ordre de la représentation, alors pourquoi tant de verbes, de colère, de chroniques pour un simple objet qu’est celui filmique.

Wiseman revendique le caractère sociale et factice du cinéma dans la mesure où il affirme la place cruciale du montage (à tel point qu’il y pense déjà quand il tourne). C’est pourquoi Wiseman s’est créé tout un système, toute une méthode pour contrecarrer les logiques corruptibles de l’image aujourd’hui en proie aux progrès incessants des nouvelles technologies. Cette dernière le protège et confère à cet auteur une certaine intégrité, mais ne le marginalise pas pour autant, ou au mieux en révèle les merveilleux paradoxes constitutifs de son œuvre où documentaire et fiction s’entremêlent par l’implacabilité du montage.

« Je vous dis que je suis las à mourir de toujours représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même. » (Tonio Krüger de Thomas Mann cité en exergue de Prenez garde à la Sainte Putain de Fassbinder).

À force d’être « hors jeu », d’être spectateur des sujets des plus représentatifs de toute forme sociale collective, Wiseman s’est retiré du monde et ses films témoignent d’une distance propre au cinéma de fiction. Et c’est peut-être l’une des principales raisons, ô combien louable et humble, que Wiseman refuse la dénomination de cinéma « vérité ». Il sait intimement que sa méthode (et toute méthode relève d’une distanciation) est peut-être une protection face à une réalité qu’il ne pourra jamais cadrée dans la mesure où elle est forcément hors champ, hors cadre.

Et à force de scruter ce qui relève de l’humain (ou de ce qui reste de l’homme) dans les structures de travail qui le contiennent (dans une « unité de temps et de lieu » bien plus présente et implacable que dans la fiction), Wiseman a stigmatisé ses « acteurs » (ou ses modèles dans le sens « bressonnien ») pour leur offrir des moments de bravoure inoubliables pour ceux qui les ont vus dans le théâtre de leur propre vie.

« Tu es là dans ta baignoire comme dans la liqueur rose de la matrice. Tu baignes recroquevillé comme un fœtus dans ta vision du monde qui n’a plus rien à voir avec les faits réels. Tu as voulu te mêler de la réalité, c’est elle qui t’a coincé. Moi, j’ai renoncé à m’occuper d’elle. Ma vie, ce sont mes phantasmes » (Peter Weiss, Marat-Sade).

Ce n’est pas le sentiment du réel qui touche chez Wiseman, dans sa peinture de ce qui reste de l’homme, mais c’est le sentiment du fictif que préconise, du cadre au montage, une vision fragmentaire de l’Amérique. Chez Wiseman, et c’est ce qui authentifie son travail au sein du genre « documentaire », c’est par le fictif qu’on touche au réel !

« Il convient, selon moi, de renoncer à cette idée des sources dernières de la connaissance et de reconnaître que celle-ci est de part en part humaine, que se mêlent à elle nos erreurs, nos préjugés, nos rêves et nos espérances, et que tout ce que nous puissions faire est d’essayer d’atteindre la vérité quand bien même celle-ci serait hors de notre portée. On peut convenir que ces tentatives comportent souvent une part d’inspiration, mais il faut se méfier de la croyance, si vivace soit-elle, en l’autorité, divine ou non, de cette inspiration. Si nous reconnaissons ainsi qu’il n’existe, dans tout le champ de la connaissance et aussi loin qu’elle ait pu s’avancer dans l’inconnu, aucune autorité qui soit à l’abri de la critique, nous pouvons alors, sans danger, retenir cette idée que la vérité transcende l’autorité humaine. C’est là une nécessité, car en l’absence de semblable idée ; il ne saurait y avoir ni normes objectives de l’investigation, ni critique des conjectures, ni tentatives pour sonder l’inconnu, ni quête de la connaissance » (Karl R. Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance).

« Moi ? Mais je ne nie rien du tout, moi ! C’est vous, ce n’est pas moi, qui avez besoin de données de faits, de documents pour affirmer ou pour nier. Moi, je n’en ai pas le moindre besoin. Pour moi, la réalité ne réside pas dans ces documents ; elle réside dans l’âme de ces deux êtres, et, cette âme, je ne puis espérer y pénétrer. Je n’ai qu’à croire ce qu’ils m’en racontent. (…). Comprendrez-vous enfin ? Ils ont imaginé, lui pour elle, elle pour lui, une fiction qui a la consistance même de la réalité, et ils vivent désormais en parfait accord, réconciliés dans cette idée… Cette réalité-là, aucun document ne pourra la détruire : ils la respirent, ils la voient, ils la sentent, ils la touchent ! Ce document, il pourrait tout au plus vous servir à vous, pour satisfaire une sotte curiosité. Vous ne l’avez pas, et vous voilà condamnés à ce merveilleux supplice d’avoir devant vous, à côté de vous, d’une part la fiction, et d’autre part la réalité, sans être capables de distinguer l’une de l’autre ! » (Luigi Pirandello, Chacun sa vérité).

« AGAZZI

Pourquoi rit-il ?

MADAME SIRELLI

Il prétend qu’il est impossible de découvrir la vérité !

(…)

LAUDISI, s’avançant au milieu.

Vous vous regardez tous dans les yeux ? Hein ? La vérité ? (Il éclate de rire.) Ah ! ah ! ah ! ah ! » (Luigi Pirandello, Chacun sa vérité).

« Il y aurait des gens sans doute pour nous trouver un peu irrévérencieux, mais je ne crois pas. Peut-on mieux magnifier le Tout-Puissant qu’en riant avec lui de ses petites plaisanteries, surtout quand elles sont faibles ? » (Samuel Beckett, Oh les beaux jours).

Morceaux choisis (en guise d’Annexes) :

« Nous, Américains, sommes une race solide. Nous savons affronter l’adversité. Nous nous adaptons. Notre nation s’est imposée de l’infernale chaleur des tropiques aux vents glacés de l’Alaska. Les Américains sont solides. Ils survivront toujours, face à l’adversité. Je ne dois pas non plus oublier de parler, étant donnée cette cérémonie, de l’ordre croissant qui règne dans notre Zone. Les gens ici peuvent circuler la nuit et savent qu’ils sont bien protégés. C’est agréable de vivre dans une telle ambiance. » (Canal Zone)

« L’Amérique est la femelle du monde en chaleur. Sa libido entraîne la guerre, comme le sperme de l’homme dans la femme, de la femme dans son propre corps… a la même influence, mais sur un plan gigantesque. » (Titicut Follies)

« Moi, je n’ai assisté qu’au procès de Schact,un économiste. C’était soporifique. Mais vous, vous avez assisté à un procès théâtral ! Goering en imposait. » (Aspen)

« Il a une théorie qu’il appelle Karma. De là vient la réincarnation. On suppose que, quand Dieu créa la Terre, Il créa un nombre immense d’âmes. Juste des âmes. Elle viennent sur Terre, elles vivent leur vie ; elles pèchent ; elles vivent une autre vie… pour rattraper les péchés de la vie antérieure. » (Basic Training).

« La guerre est un exercice de plus en plus complexe. (…). Mais revenons en arrière. Que se passe-t-il devant un tribunal ? Prenons l’exemple de la justice aux Etats Unis. Le meurtre est à la fois illégal et immoral. Le fait de tuer est-il pour autant toujours illégal ? (…). Certains groupes religieux condamnent tout homicide. De manière générale, la morale judéo-chrétienne considère qu’en cas de menace mortelle, on a le droit, légal et moral, de se défendre. » (Missile)

« La faiblesse et l’ambiguïté sont une provocation. La parité et la préparation sont une protection » (Manœuvre).

« Un mot-clé qui est notre raison de vivre. Lequel ? Vendre. C’est la raison d’être de ce building. Si nous étions médecins le cabinet serait notre raison d’être les malades viendraient chez nous pour guérir. Si on était croque-morts, on guetterait le corps à parer, à enterrer. (…). Si, en tant que médecins nous passions le temps à rire quels piètres médecins nous serions ! Notre métier n’est pas de guérir, mais de vendre dans une institution comme la nôtre. Du matin au soir, vous ne devez penser qu’à une chose vendre. » (The Store)

« Je paie plus d’impôts que mon Président » (Welfare)

« Le Noir est magnifique, mais le Noir est sang (15) ! » (Welfare)

« – Quand vous répétez, êtes-vous frustrée de ne pas pouvoir vous lever et danser ?

– Dieu ! Pouvoir bouger…

– Quoi ?

– Bouger ! Juste leur montrer. Les tenir, les pousser, leur faire lever les bras… Mon sens de la chorégraphie, le vrai, l’instinctif, les mouvements jaillis de moi, ne viennent pas de la tête mais des entrailles… C’est une création instinctive. Je ne sais d’où elle vient. (…)

– Y a-t-il un sujet que vous aimeriez aborder ? Quelque chose qui vous tient à cœur ? En ce moment même ?

– J’ai perdu mon mari il y a trois ans et quand on perd quelqu’un d’adoré, le centre de votre vie, le compagnon, votre raison de vivre… Voilà un sujet important… » » (Ballet)

« Plaire, c’est être accepté » (Seraphita’s Diary).

« Le mot que me renvoie le monde est « suffisance » » (Seraphita’s Diary).

« Ne vous conformez point à ce monde-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence » (Épître aux Romains, chapitre 12, verset 2, cité dans Aspen).

« La question est « est-ce qu’on gère sa vie ou sa mort (16) ? » (Near Death).

« Si vous croyez qu’il n’y a plus d’espoir, cette chimio est une farce cruelle. Ce service de réa

est une farce cruelle. » (Near Death)

« Nous sommes des figurants. » (Near Death)

« L’architecte ne dit-il pas :

« Dieu se cache dans les détails » ? » (Central Park)

« La vérité, c’est ce que l’on croit et pas ce qui est. » (La Comédie-française ou l’amour joué).

« Pourquoi doit-on mentir ? (jeune homme s’adressant au juge après avoir entendu la sentence) » (Juvenile Court)

« On se marre plus à faire de la politique que du football, on dure plus longtemps et les enjeux sont plus graves. » (discussion de politique entre le metteur en scène et les acteurs dans La Comédie-française ou l’amour joué).

« Au revoir et joyeuse guerre » (Manœuvre).

Notes

(1) « Dès ses débuts, Wiseman a conçu une méthode de travail dont, par la suite, il ne se départira pratiquement pas : une préparation brève, filmer les gens avec leur accord (« Je ne sais pas pourquoi ils acceptent, mais la plupart du temps, ils acceptent »), un tournage non directif (« On traîne par-là… »), avec une équipe légère durant quelques semaines, un opérateur de prise de vue et son assistant et lui-même à la prise de son. » (« Un cinéaste nommé Frederick Wiseman », Philippe Pilard, programme de la rétrospective de Wiseman à l’occasion de l’Hommage commun de la BPI et de la Cinémathèque française, novembre 2006).

(2) « Puis c’est une longue période de montage, à partir des dizaines d’heures de « rushes » qui ont été filmés, montage qu’il assure lui-même et qui pourra durer dix ou douze mois. » (« Un cinéaste nommé Frederick Wiseman », Philippe Pilard, programme de la rétrospective de Wiseman à l’occasion de l’Hommage commun de la BPI et de la Cinémathèque française, novembre 2006).

(3) « Nous voici loin de ces génies artificiels qui déclament sur le pouvoir des méchants et font métier de s’indigner, têtes bavardes qui nous inondent de leurs états d’âme. » (Pierre Legendre, « Les ficelles qui nous font tenir – À propos du cinéma de Frederick Wiseman », Cahiers du cinéma n° 508).

(4) Wiseman pourrait être ce Marivaux, que le metteur en scène Jean-Pierre Miquel décrit dans La Comédie-Française ou L’amour joué, par l’entremise de sa pièce de théâtre La Double Inconstance. Pour son esprit descriptif, une phénoménologie des comportements humains et son caractère de moraliste sans faire la morale.

(5) « Rapport de forces. Alors que l’ordre des paroles, des corps, des lieux, n’est pas le fait du cinéma, alors qu’il ne peut que s’y couler, s’y greffer, s’y plier – car il n’est pas en son pouvoir de les changer –, le film retire de cette obligation un sceau d’authenticité qui contrebalance la dose d’irréalité toujours induite par l’opération cinématographique. Dans la cinématographie judiciaire, c’est ce qu’il n’est pas possible, ou qu’il n’est pas autorisé de filmer qui vient garantir que ce qui est filmé n’est pas du pipeau. Le poids de réel de l’instance judiciaire vient lester le cinéma. » (« Corps à corps dans le bureau du juge » par Jean-Louis Comolli à propos de Juvenile Court).

(6) La tâche principale de l’équipe des médecins et d’infirmières est « d’aider les autres à choisir la meilleure « sortie ». Le mot clé ici, ce n’est pas traitement, ni remède mais « confort » du malade. » (François Niney à l’occasion du Festival « Cinéma du Réel » pour Les Cahiers du cinéma, n° 431/432).

(7) « La vie quotidienne est surtout souvent ennuyeuse ! Sur ce point, même le meilleur documentaire est un faux : en réduisant une action à deux ou trois heures, on élimine tout un fardeau d’ennui… Par exemple, quand j’ai tourné Hospital, il y avait des jours où il ne se passait rigoureusement rien, et puis, tout à coup, se présentaient toutes sortes d’événements : des accidentés de la route, des drogués, des personnes victimes d’agressions, des accouchements, etc. Finalement, le film montre plus ces événements-là que la longue période où il ne se passe rien… » (Philippe Pilard, « Rencontre avec Frederick Wiseman », Revue du cinéma, mars 1979, n° 337).

(8) « You want something about my politics ? Well, they’re kind of anarchic. As the saying goes, the Marx is more Groucho than Karl » (Wiseman dans The Civil Liberties Review). Citation reprise dans l’ouvrage consacré au documentariste et écrit par Thomas R. Atkins, « Fred Wiseman » (Monarch Film Studies, 1975).

(9) Si Lewis est un très grand auteur, c’est peut-être parce qu’il est vraisemblablement, osons le dire, l’un des premiers grands cinéastes avant-garde du parlant. Non pas avant-garde dans la mise en scène, mais dans l’exploitation cinématographique de ses sujets, lesquels sont tous, sans exception, les esquisses géniales des plus grands films d’auteurs de cinéma de genre des années à venir.

(10) « (…). Qu’on le range dans la fiction ou dans le documentaire, Titicut Follies est avant tout un film remarquable. C’est ce film, en effet, qui m’a confirmé dans l’idée de faire du cinéma parce qu’il permet bien de comprendre qu’en regardant le monde avec précision et en même temps beaucoup d’imagination, on peut saisir la turbulence des événements qui se déroulent autour de nous et commencer à composer quelque chose à partir de toutes les micro-anecdotes qui s’amorcent à peine. (…). Moi j’aimais bien Cassavetes pour sa manière de tisser des scènes qui ressemblent beaucoup à des choses qui seraient pour la première fois en train de se dérouler devant une caméra. Je trouve que Titicut Follies est assez étonnant dans sa manière d’écrire les paradigmes : dans presque chaque séquence Wiseman raconte quelque chose qui est en train de se passer ce jour-là, mais d’une manière telle qu’elle devient une métaphore valable pour plein d’autres cas. Ces choses montrées sont si riches que tout bon scénariste de fiction essayerait de trouver des scènes comme ça. Tu comprends par exemple quelque chose dans une séquence d’un film d’Antonioni où la durée est très importante parce qu’elle dure le temps qu’il faut pour effectuer ces gestes-là et les montrer d’une certaine façon. Or tu as chez Wiseman une présence de même qualité quand il décrit quelque chose qui commence à vibrer. C’est le cas dans la séquence où un type s’exprime sur l’état du monde tandis qu’un autre est sur la tête, par la manière dont la caméra essaye alors de trouver un bon angle avec les pieds. (…).

En 1966 (…), ces techniques sont nouvelles et ne pénétreront pas Hollywood avant dix ans. Il faudra pour cela que les cinéastes se posent de nouvelles questions en s’apercevant que le monde où ils vivent n’est plus celui, encore assez figé, que le cinéma appréhendait dans les années 50. Ils devront donc adopter une autre manière de dire et Titicut Follies constitue une étape fondamentale de la mise au point de ce nouveau langage. Cassavetes fait d’ailleurs exactement la même chose au même moment et tout ça trouve ses racines dans l’Underground américain où précisément les idées de documentaire et de fiction n’avaient absolument aucun sens. Tout était mélangé : autobiographie, fiction, regard sur le réel… (…). Curieusement, les histoires retenues par Wiseman sont tellement fortes qu’on n’a aucun désir d’avoir des renseignements concrets (…) et une très grande réussite de Wiseman est justement d’avoir évacué tout aspect informatif en suggérant que, souvent, notre idée d’information est comme l’arbre qui cache la forêt. » (Titicut Follies de Fred Wiseman vu par Robert Kramer, in CinémAction n°76, juin 1995).

(11) Expression empruntée à François Niney dans son compte-rendu du Festival « Cinéma du Réel » dans Les Cahiers du Cinéma, n° 431/432.

(12) « La pensée primitive qui fonde le monde de Carrie implique le renvoi des figures à l’archaïsme : de l’être humain est dégagé un animal, un vampire, un automate, et les actes se font rituels, sacrifices. (…). Dans la Maison White se trouve le mécanisme de reproduction archaïque de mère en fille dont le lycée donnera la version industrielle. Entre la mère et la fille, il y a ce corps sans identité : le mannequin sur lequel on coud sa nouvelle peau (la robe de bal de Carrie). De Palma raconte le passage de la poupée de chiffon grossière à la Barbie au corps en plastique, performante, fabriquée en série. Le corps, fabriqué à la chaîne pendant les cours de gymnastique, entre dans un système capitaliste. (…). Le système prend en charge les jeunes américains, façonne leur corps, les distribue par couples, assume leur reproduction. Le cinéma de Brian De Palma est le fruit des mouvements de contestations des années 60, contemporain par exemple des thèses révolutionnaires de David Cooper. Dans Mort de la famille (1971), Cooper écrit : « Le pouvoir de la famille réside dans sa fonction de rouage social […]. Ainsi trouvons nous l’organisation familiale reproduite dans les structures sociales de l’usine, du syndicat, de l’école primaire et secondaire, de l’Université […]. En d’autres termes, la famille, telle que la société la métamorphose, rend anonymes les gens qui travaillent et vivent ensemble dans n’importe quelle institution : elle les sérialise et les parque dans un groupe indifférencié ». (« De la vie des marionnettes, Carrie de Brian De Palma » par Stéphane du Mesnildot, revue Simulacres, Filmer la peur, n°1, automne 1999).

(13) Il réalisait à l’époque le sketch Life without Zoe du film triptyque New York Stories (1989) avec Woody Allen et Martin Scorsese.

(14) L’évolution de son point de vu à travers la réalisation systématique d’un film par an en moyenne rappelle le caractère obsessionnelle du cinéaste expérimental et New Yorkais Jonas Mekas. Ce dernier enregistre sa vie et celle de son entourage au jour le jour avec une méthode qui lui est tout aussi particulière !

(15)« Black is beautiful but Black is blood ! ».

(16) « I guess the question is « are we managing our chance to live or are we managing our death ? »

Derek Woolfenden