El Chuncho (Quién sabe ?) est un western révolutionnaire italien réalisé par Damiano Damiani en 1966 (et tourné en Espagne) qui narre les tribulations d’un bandit mexicain (Gian Maria Volonté est « El Chuncho ») manipulé par un mercenaire américain (Lou castel est El Niño).

« Né en 1922, Damiani s’oriente d’abord vers la peinture, puis devient dessinateur de bandes dessinées avant de se tourner vers le cinéma en 1946. Décorateur et assistant réalisateur, Damiani apprend le métier et réalise dès 1947 un premier documentaire (La Banda d’Affori). À partir de 1953, il participe à l’écriture de nombreux scripts, comme Les Mystères de Paris de Fernando Cerchio, et devient l’un des collaborateurs réguliers de Viktor Tourjansky pour des fresques historiques telles que Le Roi cruel, Les bateliers de la Volga, et Les Cosaques. Damiani passe à la mise en scène de longs-métrages en 1960 avec Il Sicario, tout en restant son propre scénariste. Après plusieurs films intimistes (Jeux précoces, La Femme des autres, L’Ennui et sa diversion), le cinéaste s’engage dans le film politique avec El Chuncho, western violent qui dénonce l’emprise des Etats-Unis sur l’Amérique latine. » (Eddy Moine, Notes de production en bus du DVD du film Confession d’un commissaire de police au procureur de la république)

Gian Maria Volonté parachève le bandit mexicain truculent (le señor Tuco) du Bon, la Brute et du Truand de Sergio Leone sorti la même année avec Eli Wallach avant que Tomas Milian l’immortalise avec « Cuchillo » (Colorado en 1966 et Saludos Hombre de Sergio Solima en 1968), Tepepa (Tepepa de Giulio Petroni en 1968) ou El Vasco (Compañeros de Sergio Corbucci en 1970). Le film bénéficie de magnifiques contrepoints liés à l’histoire du cinéma italien via l’hybridation des genres. Dans El Chuncho, Damiani projette des problématiques de cinéma politique engagé dignes d’un Francesco Rosi (Main basse sur la ville) ou d’un Gillo Pontecorvo (La Bataille d’Alger) avant de se consacrer dans les années 70 à la mafia (La Mafia fait la loi, Un juge en danger…). Dans ces derniers, Damiani se sert habilement de la fusion des genres avec la confrontation du cinéma citoyen et du « giallo » (Perché si ucchide un magistrato), d’une part, ou du film policier à l’italienne (Confessions d’un commissaire de police au procureur de la République) d’autre part (1).

« El Chuncho est une subtile métaphore réquisitoire contre la politique d’ingérence des Etats-Unis dans les affaires de leurs voisins d’Amérique Latine, pays où les services secrets américains (CIA) ont organisé des manipulations politiques et économiques (en 1973, les services secrets américains ont financé la grève des camionneurs chiliens afin de déstabiliser le gouvernement socialiste de Salvador Allende et favoriser le putsch militaire du général Pinochet). « El Niño », tueur à gages au service des puissances capitalistes, incarne parfaitement cette politique impérialiste camouflée qui manipule les pays du tiers monde. » (Jean-François Giré, Il était une fois… le western européen)

C’est Franco Solinas (2), scénariste émérite de La Bataille d’Alger (1966) et de Queimada (1969), qui va adapter pour le cinéma l’idée originale écrite par Salvatore Laurani. Lou Castel (« El Niño ») est donc à l’origine du personnage blanc de colon manipulateur interprété par Marlon Brando dans Queimada et, avant lui, dynamita le cliché du sympathique et empathique gringo qu’incarna Clint Eastwood dans les films de Sergio Leone entre 1964 et 1966 (dans la tradition du western américain). Lou Castel (3), d’origine suédoise, a été révélé avec Les Poings dans les poches de Marco Bellocchio (1965) ; sa présence et l’austérité de son jeu renforcent la « maltraitance » d’une icône tant chérie par le grand public et les cinéphiles du monde entier au regard d’une période contemporaine et sociale des plus violentes (Vietnam, Algérie…). Il est aussi petit que Gary Cooper était grand, aussi fourbe que John Wayne droit, et asexué pour l’éloigner de toute humanité, ce qui renforce et détache la figure héroïque du bandit mexicain, « fanfaron » naïf qui va prendre conscience de la nécessité d’une révolution et de son propre rôle dans celle-ci. La combinaison de ces deux personnages contradictoires, et leur relation, permet la prise de conscience politique et citoyenne de l’un d’eux (à voir aussi Le dernier face à face de Sergio Sollima en 1967, classique du genre). Mais il ne faut pas tomber dans la critique d’un genre pour en saluer un autre. Le « western-Zapata », comme le western « spaghetti » son précurseur, est né aux Etats-Unis. En effet, on voit les prémices du genre italien dans la prise de conscience de certains films américains (de Bandido de Richard Fleischer en 1956 aux Professionnels de Richard Brooks en 1966) ainsi que de la figure masochiste et christique du héros (on se souviendra de James Stewart fouetté par Lee Marvin dans L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford en 1962, mais surtout dans les films d’Anthony Mann). Le cinéaste Sergio Corbucci s’en souviendra aussi avec Franco Nero (Django, 1966) ou Jean-Louis Trintignant (Le grand silence, 1968). Le cinéaste Lucio Fulci aussi (Le Temps du massacre, 1966). Enfin, il ne faut pas oublier Vera Cruz (1954) de Robert Aldrich et ses deux protagonistes contradictoires et complémentaires (Gary Cooper et Burt Lancaster) perdus dans une révolution et assistant, non sans brio, à la fin d’un genre que réactivera le western à l’italienne (4).

« Est-ce un réalisateur ou un auteur ? C’est difficile de le situer, c’est pour ça qu’il mérite une relecture. Il est estimé et n’a pas besoin d’être réévalué, mais il faut le remettre en perspective dans l’histoire du cinéma italien. Par exemple, par rapport à Rosi et Lizzani, Damiani n’est pas assez bien considéré parce que sa singularité n’est pas suffisamment reconnue. C’est l’hommage qu’on peut rendre à la filmographie tant éclectique que discontinue qui fait son originalité et sa modernité. Damiani, parce qu’il croise le cinéma d’auteur et le film de genre, le cinéma élitiste et populaire, policier ou western, le cinéma citoyen et l’introspection psychologique, produit un puzzle très intéressant, une filmographie à redécouvrir. » (Vito Zagarrio dans Damiano Damiani, un cinéaste engagé)

Enfin, comment ne pas mentionner Klaus Kinski, présence géniale et interdépendante du cinéma de genre par lequel il s’est fait connaître avant de jouer pour Werner Herzog ou Jesus Franco. Il faut noter trois films majeurs dans lesquels il s’est distingué via le western italien : Et pour quelques dollars de plus (1965) de Sergio Leone, Et le vent apporta la violence (1969) de Antonio Margheriti et Le Grand silence (1968) de Sergio Corbucci.

Derek Woolfenden (Texte de 2010 à l’occasion du Kino Club et paru le 3/05/2021 dans un fanzine)
(1) Il faut d’ailleurs réévaluer d’urgence un film comme Amityville 2 (1982), réussite majeure dans le film de genre horrifique que personne ne semble vouloir reconnaître, surpassant le premier opus (réalisé par Stuart Rosenberg en 1979), et où il confère au thème fantastique de la maison hantée une dimension sociale des plus crues en adaptant un faits-divers des plus bizarres et tragiques. « Plus proche de Family Life que de Poltergeist, par sa description critique et sociale du drame familial, bien au-delà de l’exploitation paranormale des lieux : un père violent, une mère bigote, des enfants corrigés. Objet clairement visé : l’enclos théâtral d’une famille conservatrice chrétienne et toute sa violence physique, morale et sexuelle » (Derek Woolfenden, tract bis du vendredi 4 juin 2004 ou 2005).
(2) « On ne peut contester la pertinence du point de vue de Franco Solinas sur l’implication américaine dans ces périodes troubles de l’histoire. D’après certains historiens du cinéma, c’est la tonalité irrévérencieuse de ces deux films (Colorado de Sergio Sollima et El Chuncho de Damiano Damiani) qui valut au western italien de se faire estampiller « western-spaghetti » par la presse américaine afin de discréditer le genre aux yeux du public. Une thèse assez plausible, si l’on met ce procédé discriminatif en perspective avec celui de la presse WASP pour qualifier les travaux d’autres cinéastes subversifs comme Melvin Van Peebles (blaxpoitation), Oliver Stone (paranoid turkeys), Spike Lee (ghetto flicks) ou Michael Moore (overweight propaganda). » (« Franco Solinas, l’arme à gauche » de Fathi Beddiar, Hors-série Mad Movies n°5, L’âge d’or du cinéma de genre italien, 2003)
(3) « L’acteur qui incarne Dimmesdale est intéressant : Lou Castel. Je l’avais vu dans un film italien superbe, « I pugni in tasca », Les Poings dans les poches. Je l’ai choisi à cause de ça. Mais Lou était le plus gêné de tous. C’est un Suédois qui a vécu en Italie. Il avait été expulsé d’Italie pour des raisons politiques. Il s’était exilé à Londres. Il n’était chez lui nulle part. Il était le plus malheureux des hommes. C’était celui qui était le moins à l’aise dans cette histoire. » (Wim Wenders à propos de Lou Castel dans La lettre écarlate).
(4) « À cette apparente absence d’éthique correspond une mise en scène concentrée sur les gros plans, comme s’il fallait resserrer les perspectives sur les visages afin de mieux extirper le caractère profondément égoïste des quêtes et des conflits qu’elles induisent : on a ainsi abondamment réduit les westerns italiens à un défilé de faces grimaçantes et hirsutes, à une intense prédilection pour le spectacle de la bassesse humaine, mise en valeur par les détails les plus obscènes et les moins ragoûtants de ses acteurs. (…). Comment, dans tous ces instantanés d’yeux cupides, de rictus figés, de sueur perlant la peur, ou d’armes en attente, ne pas songer à certains tableaux — notamment l’autoportrait d’Il Parmigiannino, dans lequel l’utilisation d’un miroir convexe donne à la main la primauté sur le reste du corps ? C’est qu’en se concentrant ainsi sur les microsurfaces (visagières, corporelles, métalliques, voire vestimentaires), l’objectif du western italien fait plus que réifier l’humain et humaniser les choses : il brise l’objective évidence de l’épopée qui conjoint tous ses éléments dans une même continuité, expression d’une civilisation. L’union avec le paysage, garante de l’inscription de l’individuel dans le général, est brutalement rompue. (…). Les idoles sont ici saisies dans une vision crépusculaire qui les renvoie à la puissance d’un esprit ne les ayant imaginées que pour muer sa pulsion de mort en figure de style : voilà vers quelle issue suicidaire le western italien a précipité le genre qu’il a exploité. Voilà sans doute ce que ne lui ont pas pardonné ses accusateurs : faire un spectacle de la perte de l’innocence. Voilà ce qui, plus de vingt ans après sa « mort » artistique, lui assure désormais une place de choix dans l’histoire de la modernité au cinéma. » (Philippe Ortoli, Le crépuscule des icônes, Quand les cinéastes italiens se sont emparés du western… Revue Positif, juillet-août 2003, n° 509-510)


