Mais qu’est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? (Italie, 1972) de Sergio Corbucci

« Mexique, 1919. Traqués par les rebelles et les fédéraux, Guido Guidi (Vittorio Gassman), exécrable cabot relégué dans les tournées de seconde zone, et Don Albino (Paolo Villaggio), prêtre italien avare (1) envoyé en mission au Mexique, parcourent le pays sans se sentir véritablement concernés par la guerre civile ; mais ils vont connaître des aventures rocambolesques et mouvementées au péril de leur vie… » (Jean-François Giré, Il était une fois… le western européen).

« Le titre aurait été inspiré par la réflexion de Vittorio Gassman quand Corbucci lui aurait proposé le projet comme à Paolo Villaggio : la rencontre d’un acteur italien cabotin en tournée et d’un prêtre, secrétaire d’un cardinal en mission, dans le Mexique révolutionnaire désormais familier. Le scénario de Corbucci, Ciuffini et Franciosa reprend le principe de confusion des identités à la base du classique de Roberto Rossellini Il generale della Rovere (Le Général Rovere, 1959) où un pauvre type est pris un peu par hasard pour un homme à forte stature, un résistant célèbre dans le film avec Vittorio De Sica. Ce faisant, le pauvre type a une prise de conscience qui l’amène à assumer la personnalité et l’engagement du « grand homme » jusqu’au sacrifice suprême. Cette trame avait aussi servi, sur un mode comique, à enrichir I due mareschialli en 1961. Plus question de héros de western au style italien. Corbucci, dans ce nouvel hybride, greffe directement deux Italiens venus de la comédie classique dans son univers picaresque, reprenant parfois littéralement quelques situations de ses films précédents, comme celle d’un personnage enterré jusqu’au cou pour être piétiné par des chevaux ou le goût du travestissement. » (Vincent Jourdan, Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci)

Dernier volet du triptyque des westerns politiques de Sergio Corbucci, après Le Mercenaire (1968) et Compañeros (1970), Mais qu’est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? (1972) est une bouffonnerie totale dans son jeu de dupes constant. Le réalisateur de Django (1966) signe ici une farce anarchique qui s’amuse à entremêler et confondre non seulement les genres (la comédie à l’italienne et le western Zapata), mais aussi les fonctions sociales autoritaires de la société italienne sous Mussolini (2) (la religion, le spectacle). Corbucci ne s’arrête pas en si bon chemin, et en profite pour discréditer également l’armée et ses adversaires révolutionnaires : entre elles deux ne cesse de rebondir un duo d’acteurs dont les profils psychologiques et physiques rappellent ceux, picaresques, de Don Quichotte et Sancho Panza – déjà l’extravagant et génial Gassman rappelait le personnage de Cervantès quand il jouait dans L’Armée Brancaleone (1966) et sa suite (1970) de Mario Monicelli –, et ceux du couple burlesque (3) de Laurel et Hardy. Vittorio Gassman en vient même, dans le truculent film de Corbucci, à singer Garibaldi et Zapata, d’abord quand il est instrumentalisé, pour sauver sa vie, par les deux camps adverses, puis quand il incarne (enfin) une conscience politique en reprenant le fameux discours de Marc Antoine dans le Jules César de Shakespeare ! À travers Gassman, c’est toute la culture italienne populaire (Boccace, Machiavel, Ruzzante, l’Arioste, l’Arétin, Goldoni, Fo, Pasolini…) qui est prise dans les méandres de la grande Histoire, dont l’écho se prolonge avec des films tels que La Grande Guerre (1959) de Mario Monicelli ou La Marche sur Rome (1962) de Dino Risi.

« Vous me direz que la morale n’y gagne pas… Excusez-moi ! On a assez nourri les gens de douceurs, ils en ont eu l’estomac gâté : ils ont besoin de remèdes amers, de vérités décapantes. » (Michel Lermontov, Préface d’Un héros de notre temps)

« Qu’est-ce que le théâtre ? C’est le cirque de puces. Comme l’opéra, le carnaval, les ballets, les danses tribales, Guignol, l’homme-orchestre, tout ça c’est du théâtre. Là où il y a de la magie, de l’illusion et un public, il y a du théâtre. Donald Duck, Ibsen et les cow-boys. Sarah Bernhardt, le cirque Barnum, Broadway, Betty Grable. Lassie, Eleonora Duse : tout ça, c’est du théâtre. » (All about Eve de Joseph L. Mankiewicz, 1950)

Du Gay Desperado de Rouben Mamoulian à To be or not to be d’Ernst Lubitsch et de Théâtre de sang de Douglas Hickox à Tres Amigos de John Landis ou Tonnerre sous les tropiques de Ben Stiller, Mais qu’est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? participe d’un même sentiment circassien propre au clown dans l’idée géniale du dispositif narratif suivant : déplacé hors de son cadre scénique et protecteur, un acteur joue le rôle de sa vie (sans forcément le savoir d’ailleurs). Inspiré par les formes théâtrales, du siècle d’or (4) à l’ère élisabethaine (5), le film de Corbucci opère des retournements de situation radicaux de façon à créer de purs moments burlesques, « cartoonesques » voire orgiaques !

« Au fond, quand on y songe, […] il n’y a de réellement obscènes que les gens chastes. Tout le monde sait, en effet, que la continence engendre des pensées libertines affreuses, que l’homme non chrétien et par conséquent involontairement pur, se surchauffe dans la solitude surtout, et s’exalte et divague ; alors il va mentalement, dans son rêve éveillé, jusqu’au bout du délire orgiaque. Il est donc vraisemblable que l’artiste qui traite violemment des sujets charnels est, pour une raison ou pour une autre, un homme chaste. » (Joris-Karl Huysmans, Félicien Rops)

Derek Woolfenden (10/05/2021)

NOTES :

(1) « J’ignore s’il l’avait de naissance ou l’avait endossée avec l’habit sacerdotal ». (La vie de Lazarillo de Tormes à propos de l’avarice d’un prêtre)

(2) On pense à La carrière d’une femme de chambre de Dino Risi.

(3) Le western italien n’est pas insensible à ce genre, que ce soit le duo burlesque de Terrence Hill et Budd Spencer dans la série des Trinita inaugurée par Enzo Barboni en 1970 (On l’appelle Trinita) ou le personnage de chasseur de primes de On m’appelle Providence (1972) de Giulio Petroni qu’interprétait Tomas Milian dont l’allure rappelait explicitement Charlot.

(4) « Qu’est-ce la vie ? – Une fureur. Qu’est-ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes » (Calderon, La vie est un songe).

(5) « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil » (Shakespeare, La Tempête)