Green Snake (HK, 1993) de Tsui Hark

« Comme à son habitude (avec The lovers, The Blade, la saga des Il était une fois en Chine…), Tsui Hark pioche dans le folklore traditionnel chinois pour créer de toutes pièces une œuvre grandiose, fidèle à la légende originelle, mais la revisitant avec une fougue lyrique et une déférence inédite. Deux sœurs serpents, White et Green, s’improvisent succubes pour étudier les humains. Malgré la sagesse de leur grand âge (500 et 1000 ans), elles ne s’étaient jamais préparées à l’aventure amoureuse, et ne peuvent bientôt plus contrôler leurs sentiments. (…). Tsui Hark dépeint la naissance humaine de ses créatures (extraordinaires Joey Wong et Maggie Cheung) avec une sensualité suggestive, atteignant son apogée dans une magnifique scène de danse saphique, achevée sur la disparition ironique de Green. Tout l’art virtuose de la mise en scène du maître semble condensé dans cette introduction, mais le reste du film prend un temps savant à distiller l’amertume ressentie par son auteur sur la lâcheté du genre humain. De cet équilibre entre exaltation lascive de l’amour charnel et fatalisme accablant, Green Snake tire sa puissance évocatrice, et s’impose comme l’un des chefs-d’œuvre de son réalisateur. » (100 ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction 1896-2013, sous la direction de Jean-Pierre Andrevon, avec le contribution de François Cau pour l’analyse du film Green Snake)

Adapté d’un roman de Lilian Lee déjà sous l’influence du folklore chinois, et plus précisément de la légende du serpent blanc, Green Snake est un enchantement. Le film bénéficie de ses retrouvailles avec le producteur Ng See-yuen (L’Auberge du dragon) qui avait donné sa chance à Tsui Hark en produisant, à perte, ses deux premiers longs métrages (Butterfly Murders et Histoires de cannibales). On est dans une maestria formelle qui hybride toutes les techniques d’effets spéciaux possibles (voire imaginables) : filtres, maquettes, incrustations, transparences, effets d’optique, prothèses SFX, marionnettes, balbutiements numériques, distorsions d’image, fumigènes et rajouts animés, surexpositions, saturations, ralentis, surimpressions, arrêts sur image, câbles, filins, cascades, Blue Screen,… Tsui Hark est à la quintessence de l’hybridation créative des techniques du cinéma qu’elles soient d’avant-garde et rustiques ou techniques et complexes. Il a un profond savoir-faire et a travaillé aussi bien avec les grands noms des techniciens hollywoodiens (Robert Blalack, Peter Corey, Chris Cassidy) que ceux mythiques du cinéma hongkongais. Les richesses inventives de la période faste des précurseurs du cinéma muet semble ici être conviées. On pense notamment à Faust de Murnau (1926) qui convoquait déjà tout l’arsenal technique et artisanal de son époque pour défier le temps et l’espace, mais aussi qui jouissait de l’expérimentation de tous les possibles au travers d’un nouvel art et d’une nouvelle industrie que le cinéaste allemand semblait pouvoir éprouver sans retenue, sans limites.

Joyau du cinéma fantastique hongkongais des années 90, Green Snake participe au raz de marée surproductif de son auteur. Ce dernier semble avoir pleinement conscience de cet âge d’or créatif, comme si, au travers de ses films, il voulait prendre de vitesse (économiquement et politiquement) la rétrocession de la péninsule à la Chine qui surviendra, en effet, quelques années plus tard (1997), et juste avant qu’il ne boucle Piège à Hong Kong avec Jean-Claude Van Damme (1). Il ne s’agit certainement pas des derniers feux d’un grand cinéaste qui réalisera d’autres grands films par la suite (Time and Tide, Seven Swords…), mais peut-être d’un foisonnement artistique et économique dont il sut profiter avec John Woo, Ringo Lam ou Kirk Wong (les « quatre mousquetaires ») parallèlement aux Seven little Fortunes, artistes dédiés quant à eux aux arts martiaux, cascades et chorégraphies acrobatiques avec Jackie Chan, Sammo Hung, Yuen Biao, Corey Yuen, et Yuen Wah.

Les deux femmes serpents de Green Snake n’auront de cesse d’être brimées par un moine bouddhiste dont la dextérité martiale ne correspondra pas forcément à une vigueur morale positive ou à une véritable sagesse à atteindre, mais plutôt à un refoulé qui, s’il est évacué dans l’action, n’en sera que plus répressif encore, c’est-à-dire décisif et toxique. Sa jalousie, non dite ou assumée, est dangereusement immature quand nos deux femmes jetteront naturellement leur dévolu sur un jeune étudiant qu’elles finiront, enfin, par dégourdir et libérer de ses dogmes ou de ses principes…

Tout le film ne fait que briser le présupposé positif du stéréotype ascétique du moine (forcément bénéfique dans notre imaginaire malmené !) qui veut s’élever spirituellement alors qu’il est engoncé dans ses préjugés, intolérant pour ne pas dire fanatique dans ses relations systématiquement compétitives auprès des autres de sorte à les harceler ou les briser. Il transformerait le monde dans une morosité ennuyeuse et fascisante si nos deux femmes-serpents n’étaient venues (fort heureusement) le subvertir.

« [Le moine bouddhiste] cristallise la méfiance du cinéaste vis-à-vis de toute rigueur morale, matérialisant ainsi l’angoisse éprouvée par les Hongkongais face à l’imminence de la Rétrocession de la péninsule à la Chine, qui surviendra en 1997. » (Hors-Série Mad Movies n°32, 300 films à voir avant de mourir, octobre 2016, avec la contribution de Laurent Duroche pour Green Snake de Tsui Hark, entre autres).

Green Snake semble subvertir le célèbre récit de Dracula d’après la version de Bram Stoker, mais sans le personnage de Dracula. Il reste la sensualité des succubes et le rabat-joie ou le tue-l’amour chasseur de vampires Abraham Van Helsing qui n’a de cesse de les harceler avec ses intentions trop prudes pour ne pas être refoulées… Dans cette version hongkongaise de Dracula mais sans le vampire éponyme, le moine bouddhiste serait donc le chasseur, et l’étudiant ensorcelé serait Jonathan Harker. Et nos deux ravissantes succubes synthétiseraient aussi bien les personnages de Mina et Lucy que les femmes vampires secondant le comte d’origine roumaine. D’ailleurs, Tsui Hark substitue l’ail (pour mettre à distance les vampires) avec le souffre et interchange l’absence du reflet des monstres dans le miroir avec le mirage entretenu d’une maison par les deux héroïnes du film afin d’entretenir leur proie dans ses désirs et plaisirs.

« L’histoire d’horreur nous [séduit] parce qu’elle nous [permet] d’éprouver sans crainte des émotions antisociales (et de développer des sentiments subversifs) que notre société nous contraint le plus souvent à refouler, pour son bien comme pour le nôtre. » (Stephen King, Anatomie de l’horreur)

Pour Tsui Hark, refouler notre désir est ouvertement négatif, voire dangereux quand on assiste à la démonstration du combat final opposant le moine bouddhiste aux deux femmes-serpents. Elles s’opposent légitimement à l’obstination du moine qui, rempli de zèle (et de fiel) et refoulant sa jalousie, convertit de force l’étudiant récalcitrant à la promesse d’une vie recluse et ascétique, et sous prétexte qu’il est sous l’emprise des deux femmes. Cette lutte provoquera, entre autres, le massacre humain final et ne fera que témoigner du rôle bienfaiteur de nos deux tentatrices que le moine a voulu « domestiquer », sous couvert d’une spiritualité fallacieuse. Tsui Hark emprunte au cinéma de « wu xia pian » (2), de kung fu (il a réalisé précédemment des films comme Il était une fois en Chine 1 et 2 et réalisera The Blade pour ne citer qu’eux) tout en surfant avec les films de « jiangshi » (dont il produit la série filmique des Histoires de fantômes chinois, depuis 1987), permettant ainsi de libérer les émotions de ses personnages et renouer avec les mythes ancestraux, ceux conviant les dieux et autres géants légendaires.

« L’action est plus une représentation romantique de la personnalité des protagonistes qu’une description réaliste du kung-fu. » (Tsui Hark lors d’une interview pour l’édition Blu-Ray de 2013 du film The Blade, sortie chez HK Vidéo)

Toute morale ostentatoire et revendiquée est pernicieuse, voire dangereuse. Tsui Hark oppose à celle-ci la sexualité débridée des deux femmes-serpents, ainsi que leur créativité à toute épreuve, et leur conjoint une audace formelle dense jusqu’à l’expérimentation. Une multiplication de formes illimitées (danse, musique, arts martiaux, costumes, décors, paysages fantastiques conjuguant une bonne partie des cadres…) convergent pour s’opposer joyeusement à la supériorité morale ecclésiastique ! Green Snake semble être l’envers des Il était une fois en Chine (3) qu’il réalisa peu avant, ou leur version féministe dans lequel il semble mettre à mal la figure héroïque et masculine qu’incarnait Jet Li. Le moine de Green Snake en est la version négative, polémique, cédant son statut héroïque aux deux femmes-serpent. A la première lecture du film, pourtant, ce moine pourrait être perçu comme un super-héros proche de ceux appartenant à notre « imagerie d’Épinal » (ou la « souveraineté » héroïque de Batman à Iron man…) et à ses multiples pouvoirs inspirant l’adhésion des plus jeunes. Mais à la deuxième, force est de constater qu’il est un persécuteur, un moraliste qui harcèle tous ceux et toutes celles qu’il peut rabaisser pour ne pas dire détruire. Et sans exprimer la moindre pitié ou le moindre répit dans sa frénésie de prouver sa supériorité physique (certes…) et morale (discutable). Il fait penser à ces figures inquisitrices que furent Torquemada ou Savonarole.

« Nous voyons en effet certains hommes se livrer avec une extrême licence à toutes sortes de manœuvres pour s’approprier la plus grande partie de ce droit [des pouvoirs souverains] et, sous le voile de la religion, détourner le peuple, qui n’est pas encore bien guéri de la vieille superstition païenne, de l’obéissance aux pouvoirs légitimes, afin de replonger de nouveau toutes choses dans l’esclavage (…). Vouloir tout soumettre à l’action des lois, c’est irriter le vice plutôt que le corriger. (…). Quoi de plus fatal que de traiter en ennemis et d’envoyer à la mort des hommes qui n’ont commis d’autre crime que celui de penser avec indépendance ? » (Spinoza, De la liberté de penser dans un état libre, 1670)

Nos deux héroïnes ne sont autres que les chantres de cette indépendance, des muses nous conjurant de tout moralisme despotique. Elles s’insurgeront finalement contre le regard dictatorial et hypocritement paternaliste qui voudrait les faire passer pour des sorcières, voire des monstres. Green Snake fait donc bien plus que revisiter le mythe occidental et fantastique de Dracula dont la monstruosité est si bien décrite par Stephen King si-dessous :

« Cela va plus loin qu’une simple discrimination. La discrimination a de profondes racines, mais celles de la monstruosité sont plus profondes encore. (…). Si la monstruosité nous fascine, c’est parce qu’elle séduit le conservateur en costume trois-pièces qui sommeille en chacun de nous. Si nous aimons tant le concept de monstruosité, si nous en avons tellement besoin, c’est parce qu’il réaffirme l’idée d’ordre qui nous est si nécessaire… et permettez-moi en outre de suggérer que ce n’est pas l’aberration mentale ou physique qui nous horrifie mais plutôt l’absence d’ordre qu’elle semble impliquer. » (Stephen King, Anatomie de l’horreur)

Green Snake inverse complètement la définition de Stephen King, nous l’avons vu. En effet, Tsui Hark ne fait que subvertir l’axiome fantastique occidental précédemment énoncé, que ce soit dans son récit et ses conséquences narratives, voire dramatiques, mais aussi dans le déploiement formel du film. L’audace et la créativité du film sont intimement liées à ces deux femmes, qu’elles partagent des propriétés animales (leurs métamorphoses partielles ou complètes se jouent du cadre au montage) ou humaines (leurs mensonges ne font-ils pas preuve de créativité dans leur imagination éprouvée par et pour l’objet de leur désir…?).

Derrière les études un peu trop studieuses de l’étudiant ou le recueillement un peu trop poussif du moine se cache le germe du refoulé et de toutes sortes de frustrations aigres.

« On ne peut pas se contenter de remplir le grenier de manuscrits. L’art, comme le sexe, ne peut pas être pratiqué indéfiniment en solo ; d’ailleurs, l’un et l’autre ont le même ennemi, la stérilité. (…) le plaisir n’est pas une valeur, pour un puritain : c’est un péché. (…) notre puritanisme affirme avec insistance que discipline signifie répression ou châtiment, mais là n’est pas la question. Discipliner, au sens strict, ne veut pas dire réprimer, mais apprendre à croître, à agir, à produire – et cela vaut aussi bien pour un arbre fruitier que pour la pensée humaine. » (Ursula K. Le Guin, Le langage de la nuit)

Ces deux séductrices fantastiques ne font que libérer les hommes frustrés et impotents de leurs chaînes constituées bien souvent par leur peur du réel, leur impuissance, leur immaturité morale comme sociale. Ces femmes représentent l’expérience, l’apprentissage, l’initiation et toute l’excitation ou l’émerveillement des choses qui vont avec. Elle se rapprochent ainsi de la curiosité magique des enfants, ce qui leur permet de s’opposer, encore une fois, à l’arrogance intellectuelle ou spirituelle des hommes jusqu’à infuser dans leur vie un désordre bienvenu, pour ne pas dire salutaire, si l’on constate leur quotidien rance à force d’être morne et répressif.

« L’essence même de toute recherche ayant trait à l’homme, c’est la lutte acharnée du chercheur scrupuleux contre son propre aveuglement. » (Georges Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale).

Enfin un film où les femmes tentatrices n’ont aucune arrière pensée perverse (comme dans le film noir), mais une vision épicurienne et philanthrope qui encouragerait même les jeux de l’amour et les plaisirs charnels sans le couperet fatal du puritanisme. Néanmoins, le puritanisme du moine se confond avec son ascétisme. Sa dextérité martiale ne tarde pas à devenir un frein répressif pour les deux démones, jusqu’à remettre en question, nous l’avons vu, la dextérité des super-héros, toutes nationalités confondues, y compris (rétrospectivement) les films précédents de Tsui Hark. D’ailleurs, l’apprentissage de « Green Snake » par « White Snake » du monde humain, nous permet de revoir sous un nouveau jour, et pas celui plombant d’un ordre et d’une morale abusive, des termes qui convoquent et déclinent tout ce qui relève du plaisir ou de la séduction, non sans une pincée subversive : « Désir », « Mentir », « Pleurer »…

« En cinq ans, de 1990 à 1995, Tsui Hark va réaliser parmi les plus beaux films de l’ex-colonie britannique, au moins cinq chefs-d’œuvre (…) qui toucheront tous les genres, qui plairont à tous les publics et qui l’imposeront comme un artiste/commerçant incontournable, au style unique. les trois premiers volets de la saga Il était une fois en Chine (de 1991 à 1993), le tragique The Lovers (1994) et l’intriguant Green Snake (1993). (…). Les « héros », pour la plupart étroits d’esprit, sont souvent les allégories du traditionalisme, qu’il s’agisse du maître en arts martiaux qui rechigne à admettre l’ouverture de la Chine sur le monde, du mari, toujours piégé par les conventions sociales, de l’amant juvénile ou du moine. Les « héroïnes », quant à elles, déclinées sur tous les tons (prostituées, épouses, servantes ou femmes savantes), s’unissent dans le rêve d’une société plus tolérante et égalitaire, où elles n’auraient pas à endurer de souffrances pour avoir le droit de s’émanciper (cf. les scènes décrivant l’échec du journal féminin de tante Yee dans la série Il était une fois en Chine). Figures éminemment modernes, elles gravitent autour des hommes pour briser leurs certitudes et s’avèrent vecteurs de leurs interrogations. » (« Tsui Hark, La machine à filmer » de Yannick Dahan pour la revue Positif n°455, janvier 1999)

La naissance d’un enfant dans la scène finale semble être la conséquence dramatique, la résultante visuelle et formelle de tous les enjeux de Green Snake et anticipe l’accouchement de Time and Tide (2000). A force d’entre-chocs visuels et de retournements narratifs, le film semble littéralement « donner vie » ; c’est la suite logique de la volonté d’emprise du cinéma sur le réel quand on est un démiurge comme Tsui Hark, voire peut-être même la volonté d’influencer le politique contemporain en l’infusant de ses idées progressistes.

Derek Woolfenden, novembre 2025

NOTES :

(1) Piège à Hong Kong a été programmé par l’association Oblik dans le cadre de leurs séances mensuelles au Cinéma Utopia (de Montpellier) le dimanche 16 novembre 2025.

(2) Le « wu xia pan » est un genre cinématographique du cinéma chinois s’apparentant au film de cape et d’épées ou du film de sabre chinois. Le studio de la Shaw Brothers (avec les cinéastes King Hu, Chang Cheh, Chu Yuan, Liu Chia-liang) est très représentatif de cette production bien spécifique, mais aussi certains films plus tardifs comme Zu, les guerriers de la montagne magique (Tsui Hark, 1983), The Blade (Tsui Hark, 1995) ou Tigre et dragon (Ang Lee, 2000).

(3) « Le film narre les aventures de Wong Fei-hung, héros populaire et figure historique aux multiples occupations – entre autres, médecin, instructeur de l’armée de la ville de Canton et pratiquant d’arts martiaux. Plongé dans les tournants politiques de Chine de la deuxième partie du XIXe siècle, en proie aux visées impérialistes des nations occidentales et aux querelles intestines, il devient aux yeux de la population un redresseur de torts, un héros de la nation chinoise et du petit peuple délaissé par les élites corrompues. Avec les premiers volets de cette saga, Tsui Hark a l’ambition de créer une idole pour la nouvelle génération. » (RockyRama Hors-série, La Grande Bagarre ! 51 combats mortels à voir avant de mourir, texte de Malik-Djamel Amazigh Houha)