La Cinquième Victime (États-Unis, 1956) de Fritz Lang

« La Cinquième Victime [While the city sleeps] oppose la traque d’un jeune tueur en série et la compétition entre plusieurs journalistes pour le pouvoir au sein d’un quotidien. (…). Pour Lang, La Cinquième Victime devait éveiller des échos de M [le Maudit, 1931], avec son jeune criminel (John Barrymore, Jr) écrivant sur les miroirs avec du rouge à lèvres : « Par pitié rattrapez-moi avant que je ne tue davantage. » Dans le film, Lang juge d’ailleurs avec plus de sévérité les journalistes utilisant tous les moyens dans leur course au succès, mettant en danger leurs compagnes pour attirer le tueur qu’ils veulent faire arrêter. » (Michel Ciment, Fritz Lang, Le meurtre et la loi).

En somme, le monde de la presse est ici décrit comme un univers brinquebalant d’hommes fragiles et machos prêts à tout pour convoiter un poste de pouvoir au sein d’un grand journal. Un réseau de prostitution (1) émerge entre les compétiteurs, mais ce sont finalement les femmes, loin d’être dupes, qui ont le dernier mot !

« C’est une contrainte terrible : celle qu’impose la poursuite du scoop. Pour être le premier à voir et à faire voir quelque chose, on est prêt à peu près à n’importe quoi, et comme on se copie mutuellement en vue de devancer les autres, de faire avant les autres, ou de faire autrement que les autres, on finit par faire tous la même chose, la recherche de l’exclusivité, qui, ailleurs, dans d’autres champs, produit l’originalité, la singularité, aboutit ici à l’uniformisation et à la banalisation (2). (…). La concurrence économique entre les chaînes ou les journaux pour les lecteurs et les auditeurs ou, comme on dit, pour les parts de marché s’accomplit concrètement sous la forme d’une concurrence entre les journalistes, concurrence qui a ses enjeux propres, spécifiques, le scoop, l’information exclusive, la réputation dans le métier, etc. et qui ne se vit ni ne se pense comme une lutte purement économique pour des gains financiers, tout en restant soumise aux contraintes liées à la position de l’organe de presse considéré dans les rapports de force économiques et symboliques. » (Pierre Bourdieu, Sur la télévision)

Le dispositif scénique, renvoyant au studio toute la ville, montre bien la « réalité » télévisuelle que tout ce beau monde agit et interagit en vase clos comme dans une boîte de conserve où tout se jouxte (le film est légèrement antérieure à la série de La Quatrième dimension et préfigure dans cet « enclos » théâtral un film comme Network) : le privé et le médiatique, le sexe, l’arrivisme, le meurtre : tout relève de la proximité et de la promiscuité ! Ce film anticipe d’un côté un film comme Glengarry Glen Ross, mais, via son montage parallèle, annonce les films d’enquête ou dramatiques sur la question du tueur en série (L’étrangleur de Boston, Maniac, Henry).

Fritz Lang s’amuse d’un casting où chaque comédien renvoie à un univers particulier du cinéma américain de son âge d’or ! Dana Andrews renvoie à Preminger ou Tourneur, Ida Lupino à Raoul Walsh mais son personnage tout autant cérébral que sexy renverrait aussi à ses propres films sulfureux (sur des questions tabous qu’elle abordait sans sourciller), Thomas Mitchell renverrait au cinéma politique de propagande (Hawks, Ford, Capra) tandis que George Sanders à la lisière entre cinéma d’auteur (Bel-Ami, Voyage en Italie) et cinéma mainstream (Samson et Dalila), Rhonda Fleming à la série B (Alan Dwan), Howard Duff, au cinéma policier contemporain et enfin Vincent Price aux films d’horreur à venir (3) qui n’auront rien à envier à des seconds rôles prometteurs dans leur ingratitude tout autant mesquine que baroque (Laura, Leave Her to Heaven, Dragonwyck)…

« (…) Le film ne cible pas seulement le journalisme et la conception sommaire de la démocratie qui sous-tend son « pouvoir » (aux deux sens du mot), mais la politique même de la démocratie américaine, viciée radicalement par l’identification à la compétition sportive (« Que le meilleur gagne » et « L’important, c’est de participer »). Qu’on voie Kyne Jr. s’essayer même chez lui à jouer au golf n’est pas anecdotique. (…). Ce film, dont le moteur est un assassin de femmes mû par le freudisme le plus « élémentaire », est peuplé de femmes plus mûres moralement (sinon meilleures) que les hommes. Ceux-ci sont tous frappés, à des degrés divers […] d’infantilisme. » (Fritz Lang. La Mise en scène, « Structure architecturale, Transgression et Permutation (Etc.) dans While The City Sleeps » par Gérard Legrand)

« « J’ai voulu faire un document ethnologique sur le monde d’aujourd’hui », a écrit Lang dont c’est ici un des rares films qui trouvent grâce à ses propres yeux. On ne saurait mieux dire, et ce document n’est pas tendre. » (Michel Mesnil, Fritz Lang, Le jugement)

NOTES :

(1) Robert Aldrich s’en souviendra avec Plein la gueule (1974) ou La Cité des dangers (1975, dont le titre original est justement « Hustle ») dans lesquels on ne sait plus qui, entre une grande bourgeoise, une prostituée de luxe, un joueur de footbal américain corrompu ou un policier zélé, se prostitue le plus ! William Friedkin aussi avec Police Fédérale, Los Angeles (1985). où les personnages sont aussi interchangeables et remplaçables que des faux billets de banque fabriqués à la chaîne.

(2) Plus loin Pierre Bourdieu écrit : « Le journaliste est une entité abstraite qui n’existe pas ; ce qui existe, ce sont des journalistes différents selon le sexe, l’âge, le niveau d’instruction, le journal, le « médium ».Le monde des journalistes est un monde divisé où il y a des conflits, des concurrences, des hostilités. (…). On dit toujours, au nom du credo libéral, que le monopole uniformise et que la concurrence diversifie. Je n’ai rien, évidemment, contre la concurrence, mais j’observe seulement que, lorsqu’elle s’exerce entre des journalistes ou des journaux qui sont soumis aux mêmes contraintes, aux mêmes sondages, aux mêmes annonceurs (il suffit de voir avec quelle facilité les journalistes passent d’un journal à un autre), elle homogénéise.(…).

La télévision est un instrument de communication très peu autonome sur lequel pèsent toute une série de contraintes qui tiennent aux relations sociales entre les journalistes, relations de concurrence acharnée, impitoyable, jusqu’à l’absurde, qui sont aussi des relations de connivence, de complicité objective, fondées sur les intérêts communs liés à leur position dans le champ de production symbolique et sur le fait qu’ils ont en commun des structures cognitives, des catégories de perception et d’appréciation liées à leur origine sociale, à leur formation (ou à leur non-formation). Il s’ensuit que cet instrument de communication apparemment débridé, qu’est la télévision, est bridé. (…) Dans ce microcosme qu’est le monde du journalisme, les tensions sont très fortes entre ceux qui voudraient défendre les valeurs de l’autonomie, de la liberté à l’égard du commerce, de la commande, des chefs, etc. et ceux qui se soumettent à la nécessité, et qui sont payés de retour… (…). Le journalisme est un des métiers où l’on trouve le plus de gens inquiets, insatisfaits, révoltés ou cyniquement résignés, où s’exprime très communément (surtout du côté des dominés, évidemment) la colère, l’écœurement ou le découragement devant la réalité d’un travail que l’on continue à vivre ou à revendiquer comme « pas comme les autres ». Mais on est loin d’une situation où ces dépits ou ces rejets pourraient prendre la forme d’une véritable résistance, individuelle et surtout collective. » (Pierre Bourdieu, Sur la télévision)

(3) Vincent Price est un acteur qu’on adore détester ! Il cristallise bien le processus de la haine chez le public quant aux actes criminels ou tout simplement pervers que ses personnages sont capables de faire ! « Derrière Kyne Jr. il y a les rôles névrotiques, voire diaboliques, de Vincent Price, depuis Mankiewicz (Dragonwyck) jusqu’à l’atelier (ou l’écurie) Corman. » (Fritz Lang. La Mise en scène, « Structure architecturale, Transgression et Permutation (Etc.) dans While The City Sleeps » par Gérard Legrand)