Santa Sangre (Mexique / Italie, 1989) de Alejandro Jodorowsky

« LES MAINS EN L’AIR »

« Au Mexique, Santa Sangre suit l’existence contrariée d’un enfant de la balle, Fenix, prestidigitateur dans le cirque tenu par son paternel, le lanceur de couteaux Orgo, et sa mère, la trapéziste Concha. Un soir, cette dernière surprend son époux en compagnie de la « femme tatouée » et, ivre de jalousie, asperge les amants d’acide… (1) (…)

Artiste chilien polyvalent, Alejandro Jodorowsky (né en 1929) fut d’abord un avide lecteur avant de débuter sa carrière en tant que clown. Il crée également un théâtre de marionnettes puis rejoint Paris où il travaille aux côtés du mime Marceau. Au début des années 60, il fonde un mouvement artistique nommé Panique (en référence au Dieu Pan) avec d’autres personnalités singulières, notamment le dessinateur et scénariste Roland Topor et l’écrivain Fernando Arrabal. Quelques années plus tard, il lance à Mexico un théâtre d’avant-garde puis s’essaie au Septième Art (2). » (« Santa Sangre, la merveilleuse parade », Fred Pizzoferrato, L’Écran Fantastique n°368, octobre 2015)

Film italien réalisé par un franco-chilien d’origine russe vivant en France et tourné à Mexico avec de l’argent japonais, Santa Sangre relève d’une cacophonie visuelle (dans sa première partie surtout) qui manque furieusement aujourd’hui. Récompensé par la Licorne d’or (le Grand Prix) au Festival international de Paris du film fantastique et de science-fiction en 1989, co-produit par René Cardona Jr (Guyana: la secte de l’enfer, 1978) et Claudio Argento (le frère de Dario), co-scénarisé par Robert Leoni (Folie meurtrière, 1972), mis en musique par Simon Boswell (Phenomena, Démons 2, Bloody Bird), interprété entre autres par Guy Stockwell (Le Monstre est vivant, 1972) et les quatre enfants du réalisateur, Santa Sangre rend tout autant hommage à la marge que représente le cinéma fantastique, mais aussi au milieu du Cirque (3) et à Mexico où réel et fiction s’entremêlent de manière vertigineuse : « Le cirque est également un mandala. Comme au tarot, il y a quatre éléments symbolisés par les quatre couleurs » (Propos de Jodorowsky pour Globe Hebdo, 31 mars – 6 avril 1993).

« On peut critiquer ces films qui sont montés pour faire de l’argent en flattant les bas instincts des spectateurs. Mais ces bas instincts existent et il faut les nourrir, on ne peut pas toujours les refouler. Nous sommes encore des fauves, nous avons des dents, des ongles, nous sommes encore des cannibales. La Bête n’a pas encore entièrement disparu ; Il vaut mieux rigoler pendant les films gore, exorciser cette violence, cette barbarie plutôt que de commettre des crimes. » (Alejandro Jodorowsky)

Une fanfare et un carnaval permanent à la Orfeu Negro, des trognes felliniennes, des corps éprouvés dignes d’un Browning, une violence sociale proche de Pixote ou graphique et symbolique de films tels que La résidence ou Suspiria… Imaginez un peu Le docteur Caligari avec les mains d’Orlac rêvant du Capitaine Fracasse, mais où nos morceaux de corps et nos organes seraient sous l’emprise de notre propre sang prêt à être sacrifié, celui brut qui bat dans nos veines ou qui gicle en dehors à celui tragique de la filiation. C’est aussi Psychose qui rencontrerait La Vie criminelle d’Archibald de La Cruz. Pour finir, si l’on devait visualiser et donner un corps ou une figurabilité à ce film, ce serait la créature de Frankenstein. Le film enchevêtre ses références comme des poupées russes : « Jodorowsky stocke tous les éléments qui ont structuré le fantastique cinématographique pour les redistribuer selon une sensibilité toute personnelle. Il a un peu, face aux mythes modernes de l’épouvante, une approche semblable à celle des cinéastes expressionnistes réadaptant les légendes germaniques au contexte social de la République de Weimar. » (Image et Son,  la Revue du cinéma, Saison 93, critique de Raphaël Bassan)

C’est donc à la fois un film somme adressé peut-être à une intelligence extraterrestre (Et s’il ne devait rester qu’un film ?) et un film manifeste où l’énergie viscérale de son auteur transforme chacune de ses scènes en rite sacré pour célébrer la créativité et une méthodologie à l’œuvre excitant notre imaginaire (comme s’il devait en avoir une…) : « Ce n’est pas seulement par son cerveau que l’Homme domine les autres créatures. Ça, c’est ce que disent les intellectuels. En fait, l’Homme possède un second atout qui n’est pas mal non plus dans son genre. Cette petite merveille, c’est la main. » (Cavanna, …Et le singe devint con).

Mais ce qu’il y a de plus beau, et de paradoxalement de plus réussi dans Santa Sangre, c’est qu’on a l’impression de voir un premier film alors que Jodorowsky a déjà à son actif Fando et Lis, El Topo (4), La Montagne sacrée, Tusk ou le projet avorté et traumatique de Dune.

Tout relève de la créativité : « C’est pour ça que j’ai choisi le Mexique; tout ce que je vois, tout, est une oeuvre d’art, mais d’un exquis mauvais goût. » (Propos du réalisateur dans Libération, 5 janvier 1989). Dans chaque plan, que ce soit un maquillage, un costume, une scénographie, des costumes, des éléments de décors, des trognes, un ralenti, un gros plan, on est submergés par un rendu du monde imbibé de créativité qui semble vouloir submerger notre véritable monde réel. Le seul raccord entre un monde imaginaire et celui réel est la violence, qu’elle soit graphique, sociale, gore, filiale, policière….

« Jodorowsky a bien montré que la seule règle était de n’en avoir aucune ». (Sébastien Gayraud et Maxime Lachaud, Reflets dans un oeil mort)

Deux maximes du maestro rétrospectivement à l’attention des règles en art, des spécialistes du cinéma : « L’art cinématographique n’a rien à voir avec un Frigidaire » et « L’art est subversif, la critique [toute censure dirions-nous], elle, maintient l’ordre établi. »

« Cette vie que nous voudrions raisonnable est en réalité folle, choquante, merveilleuse et cruelle. Notre comportement que nous prétendons logique et conscient est en fait irrationnel, fou, contradictoire. Si nous regardions lucidement notre réalité, nous constaterions qu’elle est poétique, illogique, exubérante. À l’époque, j’étais sans aucun doute immature, un jeune écervelé insolent ; cette période ne m’en a pas moins enseigné à percevoir la folle créativité de l’existence et à ne pas m’identifier aux limites dans lesquelles la plupart des gens s’enferment jusqu’à en crever. » (Alejandro Jodorowsky, Le Théâtre de la guérison, à propos de « l’acte poétique »)

La bien-pensance n’avait qu’à bien se tenir, et la prochaine fois, les petits bourgeois ? À la lanterne !

Derek Woolfenden, alias Chaney Grissom, l’ancien fantôme de La Clef à défaut de l’Opéra Garnier.

(1) « Gojo Cardenas était un homme qui a tué 30 femmes. Pour cela, il était célèbre au Mexique. Il a été placé dans un établissement psychiatrique et les médecins l’ont déclaré guéri quelque temps plus tard. Libéré, il est devenu avocat et journaliste, s’est marié et a eu deux enfants. Une personne parfaitement normale. […] Je travaillais alors pour un journal et je l’ai rencontré dans un bar. Il ne se souvenait pas de ses actes, mais il se sentait plutôt bien dans sa seconde vie. C’était un homme très gentil – mais il avait tué 30 femmes. » (Alejandro Jodorowsky dans Dark Stars : Interviews with 10 Directors)

(2) Il ne faudrait pas oublier de mentionner son passage à la bande-dessinée (Moebius, Arno) et ses expertises psychanalytiques en tant que tarologue. 

(3) « D’où cette nostalgie du héros et, sans aucun doute, de Jodorowsky lui-même pour une époque révolue où les artistes de cirque apportaient la joie et le dépaysement aux défavorisés. » (« Santa Sangre, la merveilleuse parade », Fred Pizzoferrato, L’Écran Fantastique n°368, octobre 2015) Ne seraient-ce pas les artistes au sens large qui sont révolus aujourd’hui, et notamment au travers de la spéculation immobilière, puis de la gentrification ?

(4) El Topo (1969) est un western avant-gardiste qui initia la vague des « Midnight Movies » et qui devint un emblème de la contre-culture.