Unfriended (États-Unis, 2014) de Leo Gabriadze

« HOME CINÉMA »

Voilà un film d’épouvante dont le dispositif conceptuel lui fait dépasser la notion de genre à laquelle il semblait vouloir (« à part »)tenir. 

Un an après le suicide de la lycéenne Laura Barns, victime d’une campagne de cyberharcèlement (via YouTube, Facebook, Gossip, iChat, Google…), des ami(e)s communs, et appartenant à la jeunesse américaine des suburbs, se retrouvent sur Skype pour discuter en ligne (« tchater »), et en vidéo, avant qu’un septième internaute ne vienne s’incruster et sonder la complicité (meurtrière ?) de ces derniers. Cette tierce personne, à l’instar du « slasher movie » les fera toutes et tous glisser de l’inquiétude à la terreur.

On est bien dans un film d’horreur avec ses adolescents épinglés sur la toile comme des mouches. La représentation originale d’une figure meurtrière ne le dément pas, même si celle-ci est devenue ici une silhouette schématisée qu’on trouve sur tous les sites de tchat avant qu’on vienne y greffer sa photo. Chaque meurtre est perpétré avec un rythme quasi musical ou métronomique à mesure que le film avance. « Ça » tue. 

« Et plutôt qu’un méchant rodant avec une machette, ce sont les champs de texte à l’écran qui sont utilisés pour provoquer la peur. Quand les adolescents reçoivent un message venu de nulle part et d’un utilisateur inconnu dont le pseudo est « billie227 » les menaçant à travers le jeu « action-vérité », le malaise s’installe comme il se doit. » (Timur Bekmambetov, producteur du film)

Il y a une bonne quinzaine d’années, nous assistions à de très grands films traitant d’internet et de ses dérives. Du biopic virtuose et insidieusement critique sur le créateur de Facebook qu’est The Social Network au film catastrophe horrifique sur l’éclatement des médiums que représente aujourd’hui toute société avec The Bay, du téléphone portable à la caméra de surveillance. Du méconnu et génial Chatroom de Hideo Nakata qui transposait les blogs de chat, via sa mise en scène et sa déco, à Redacted de Brian De Palma. 

L’héritage de ce dernier a fait plus que des émules et nous sommes tous ses élèves sans même avoir vu ses films puisque la multiplicité des médiums et le jonglage que le blogger effectue avec l’éclatement des fenêtres dans un même cadre aux diverses sources sonores vont de pair dans ces moyens de communication qu’ils impliquent (Snake eyes ou Mission Impossible par exemples) !

« Si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ? » (Edward Bernays, Propaganda)

Il était naturel que le maître s’y colle directement avec son pamphlétaire Redacted, variation virtuose de son film de guerre antérieur Outrages, mais déplacé pendant la guerre en Irak. Et si De Palma est présent, son maître Hitchcock n’est évidemment pas loin comme l’atteste l’inégal Open Windows (Nacho Vigalondo) dont le titre même est plus qu’évocateur (écho à Fenêtre sur cour). Toutes les questions de la toile internet réactivent les questionnements formels des grands cinéastes que furent Hitchcock et même Welles dans la manière qu’a ce dernier à volontairement cabotiner avec sa caméra vers la fin de sa vie et de s’exposer non sans filtres et déviations tout en préfigurant le cynisme de nos médiums.

« Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme. » (Edward Bernays, Propaganda)

La règle du « je » qu’impliquent toutes les histoires de ces films traduit d’un nouveau rite, celui grégaire et régressif d’imposer sa bulle pour toujours mieux dénier la réalité sordide tout autour (The Canyons de Paul Schrader, The Bling Ring de Sofia Coppola). Mais toujours pire ou mieux, c’est revendiquer l’importance du regard d’autrui sur soi plutôt que le sien propre, et défendre une image conforme aux yeux de tous (Gone Girl de David Fincher). Ce diktat accentue d’autant nos tabous plus vigoureux que jamais, nos préjugés raciaux plus persistants qu’à l’accoutumée et notre jugement moral plus inquisiteur qu’on aurait pu se l’imaginer ! De Cannibal Holocaust à Redacted, l’homme dégénère dans sa frénésie de filmer jusqu’à y substituer, via le cadre, ses déviances les plus communes aux plus barbares, s’affranchissant subrepticement d’une invisibilité morale terrifiante (comme Hollow man de Paul Verhoeven). C’est aussi l’un des grands sujets de ce petit film, l’impunité croissante des pratiques du « cyberbullying » (cyberharcèlement) au fur et à mesure des nouvelles technologies… De la communauté d’internautes joyeusement et naïvement criminels (les journalistes podcast de Tusk de Kevin Smith, Unfriended) aux pervers narcissiques (Chatroom de Hideo Nakata).

« Le psychanalyste P.C. Racamier est l’un des premiers à avoir élaboré le concept de pervers narcissique. D’autres auteurs, dont Alberto Eiguer, ont ensuite tenté d’en donner une définition : « Les individus pervers narcissiques sont ceux qui, sous l’influence de leur soi grandiose, essaient de créer un lien avec un deuxième individu, en s’attaquant tout particulièrement à l’intégrité narcissique de l’autre afin de le désarmer. Ils s’attaquent aussi à l’amour de soi, à la confiance en soi, à l’auto-estime et à la croyance en soi de l’autre. En même temps, ils cherchent, d’une certaine manière, à faire croire que le lien de dépendance de l’autre envers eux est irremplaçable et que c’est l’autre qui le sollicite qu’ils refusent de percevoir. Ils « ne font pas exprès » de faire le mal, ils font mal parce qu’ils ne savent pas faire autrement pour exister. Les pervers narcissiques sont considérés comme des psychotiques, qui trouvent leur équilibre en déchargeant sur un autre la douleur qu’ils ne ressentent pas et les contradictions internes ». » (Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien)

Unfriended (« Retiré de sa liste d’amis » dans le langage des réseaux sociaux sur le net) est une pépite d’une part pour son travail d’orfèvre du montage simulant le plan séquence tout du long avec l’apparition et l’empilement des fenêtres virtuelles, mais d’autre part dans les conséquences de son dispositif où la figure meurtrière n’a plus besoin d’être représentée (renouant avec Black Christmas de Bob Clarke) ; elle est soit vacante à l’instar de la silhouette anonyme conceptualisée, soit éparse et omnisciente (Shocker de Wes Craven, Ghost in the machine de Rachel Talalay, House III de Jim Isaac) ; elle est dans l’image, elle est l’image même ! Et la matérialisation de cette idée relève du glitch vidéo (défaillance technique provoquée pour créer des accros visuels voire un effet de pixellisation et de « gel », procédé expérimental relevant du datamoshing) où l’image numérique imbrique par exemple l’image présente avec celle du plan d’avant pour créer des textures colorées originales proches d’une toile intime de Pierre Bonnard peinte dans les années 30…

Unfriended vient donc expérimenter la question du glitch de la même manière que Cloverfield expérimentait les soubresauts des mouvements amateurs vidéos pour faire table rase du cadre classique à filmer des motifs spectaculaires depuis les images informatives et retranscrites en continu des événements des Tours jumelles. Et tout en chorégraphiant la panique générale des mouvements de foule dans cette habile variation de King Kong et autres Godzilla. Dans le cinéma expérimental, les « glitches » qui déchiraient l’image, un peu à la façon des photogrammes agrandies issues de vieilles pellicules de Éric Rondepierre, sont omniprésents depuis l’ère numérique. On retiendra Blow Job de François Rabet (2008) et The Things de Ilich Castillo (2012). Ensuite la manipulation d’un média numérique soi-disant retrouvé (ou plutôt détourné) fait légion depuis une bonne dizaine d’années : on retiendra A story for the Modlins de Sergio Oksman (2012), Say something about you de Camille Richou (2013) et la plupart des films de Fabien Rennet. Et enfin les compilations critiques des témoignages désespérés et désespérants des internautes : Because we are visual de Olivia Rochette et Gerard-Jan Claes et les films du collectif franco-allemand Neozoon (1).

« Avec l’aide de la télévision [et maintenant d’internet], le meurtre doit être introduit dans les foyers, là où est sa place. Certains de nos assassins les plus exquis font partie de la famille et exécutent leur forfait sur une table de cuisine ou dans la baignoire. » (Alfred Hitchcock)

Les comédiens ont été filmés se parlant réellement comme s’il s’agissait d’une véritable conversation sur Skype. Adam Sidman, l’un des producteurs et le directeur de la photographie du film a conçu un système de caméras (des GoPro câblées et reliées à des ordinateurs) inspiré de la technologie des caméras de surveillance ; les comédiens pouvant ainsi communiquer comme leurs personnages. Chacun jouait enfermé dans la pièce leur étant assignée et pour toute la durée d’une prise dédiée à leur performance continue. Les prises pouvaient donc durer 85 minutes. L’un des monteurs initiaux du film, Parker Laramie, a créé un système fastidieux sur une Timeline du logiciel Avid où les monteurs abordèrent le film comme les dessinateurs d’un film d’animation, jonglant avec une multitude d’éléments sur d’innombrables pistes.

Unfriended fonctionne admirablement dans sa durée. Plus le film s’installe, à savoir plus la connexion internaute des six adolescents sur Skype dure, et plus ils sont pris dans l’engrenage virtuel qui devient progressivement vital pour chacun d’eux. Il s’agit avant tout d’une « peau de chagrin » où le virtuel se greffe aux vivants de manière insidieuse et que ne désavouerait certainement pas le réalisateur de Vidéodrome ou d’eXistenZ. Le film évite donc le regard didactique critique habituel et s’y soustrait habilement jusqu’à se débarrasser de la question pragmatique et cartésienne de l’alibi du tueur. Unfriended préfère transformer son bourreau en figure fantomatique spectrale et vengeresse plutôt que de nous encombrer d’explications psychologiques peu convaincantes ; la question du genre et de ses codes suffit à y répondre.

Derek Woolfenden (2015-2025)

(1) La plupart des films expérimentaux cités sont consultables, visibles dans le catalogue du distributeur du Collectif Jeune Cinéma (CJC) ou de Light Cone.