FILM INTERDIT AUX HYPOCONDRIAQUES :

Cette série B, horrifique et sans prétention, n’est pas sans ambition : elle propose l’un des méchants les plus attachants de l’histoire du cinéma de genre, qui est aussi un nouveau « monstre iconique » réactivant, non sans une certaine nostalgie, la mythologie Universal des années 1930 avec ses monstres en tous genres (la créature de Frankenstein, Dracula, la Momie, le loup-garou…), tout en restant dans le sillon d’Halloween de John Carpenter (1978). Le film repose donc sur la performance de son interprète principal, Larry Drake (Darkman, Maniac Trasher…), et sur le schéma classique du film de slasher (1). Comme dans Les Griffes de la nuit, le personnage du Dr. Rictus est un tueur psychopathe dont les mises à mort sont accompagnées de formules verbales dignes des dialogues d’un Tex Avery (on compte aussi un clin d’œil final à Blitz Wolf). Pour préserver le rapport étrange et ambivalent qui unit ce personnage à son spectateur, Manny Coto assigne deux missions à son anti-héros : se venger du meurtre collectif de son père (qui fut docteur) commis par une petite bourgade (2) et sauver une adolescente au cœur brisé, dont les problèmes cardiaques renvoient à une mère que le père ne put sauver (héritage qui provoquera une démence meurtrière héréditaire !).
« Pour moi, il n’y a pas de différence, en termes de dynamique, entre une scène qui fait peur et une qui fait rire (3) : la structure de la blague ou de la peur est la même. Il y a soit une bonne réplique, soit un sursaut, mais ces éléments sont interchangeables. » (Jeff Lieberman dans Mad Movies n° 174, avril 2005).

Dr. Rictus (Dr. Giggles) fait non seulement écho à une mythologie gothique (La Belle et la Bête, La Fiancée de Frankenstein…), mais aussi à cette pléthore de croquemitaines aux statures iconiques et graphiques des années 1980 (Halloween, Vendredi 13, Les Griffes de la nuit, Jeu d’enfant, Maniac Cop, Candyman…). Pourtant, involontairement, Dr. Rictus marque aussi la fin de cet âge d’or. En effet, le chant du cygne du film d’horreur grand-guignol arrive au tout début des années 1990 avec From Beyond et surtout Braindead, sommet du genre horrifique, toutes catégories confondues. Dans sa tradition critique de film populaire, le film utilise la figure de psychopathe pour rendre sensibles les frontières entre les différentes générations d’une petite bourgade américaine et pour mettre à mal la morale d’un univers préfabriqué et codifié, dont le parc d’attraction est le centre de gravité. Les parents ne veulent pas entendre leurs enfants parce qu’ils réveillent les choses enfouies, qui témoignent de mains pas vraiment propres (Fog, Les Griffes de la nuit). C’est le retour du « fils prodigue » meurtrier qui va faire exploser cette frontière et la remettre en question définitivement. À noter que le Dr. Rictus revient souvent sur le décor d’une fête foraine (à l’instar d’une foire dans La Foire des ténèbres de Ray Bradbury) dans des scènes dont l’une des plus belles est celle, surréaliste et graphique, de la salle des glaces, qui multiplie ou fractionne la figure du tueur et la superpose aux figures sentimentales et fragiles de trois adolescents se courant après : « Vous avez bel et bien le cœur brisé » rétorque le docteur fou à sa patiente favorite… La fête foraine renvoie aussi à l’une des origines désavouées du cinéma : le cirque et le théâtre Grand Guignol.
« À Paris (dans les années 60), les salles spécialisées étaient sur les grands boulevards, peinturlurées et décorées de monstres en carton-pâte comme des trains-fantômes. […] Le cinéma, en ces lieux, était encore, pour quelque temps, un spectacle populaire. […] Dès qu’on approche le passage fatidique des 18 ans, ces films interdits (officiellement par la réglementation, ou implicitement par le milieu familial) prennent le relais de cette autre source d’évasion et d’émerveillement, la bande dessinée. […] En effet, quitte à se plonger dans la fiction, pourquoi pas la plus invraisemblable et la plus délirante ? Quitte à se repaître d’images, pourquoi pas les plus étranges, les plus irréelles, les plus fascinantes ? Et quant aux émotions, les plus fortes seront les mieux venues. » (Gérard Lenne, Le cinéma « fantastique » et ses mythologies, 1895-1970, introduction d’une réédition en mai 1985).
On a trop tendance à oublier que le cinéma n’est pas une affaire de (bonne) morale même si la majorité des films semble s’y engouffrer, devenant des cours d’éthique vulgaires, rébarbatifs et inutiles. On a trop longtemps prêté au cinéma une responsabilité civique jusqu’à en oublier ses origines : du fusil photographique de Étienne-Jules Marey au cirque Grand Guignol, où l’on pouvait s’esclaffer sans rougir face aux astuces du magicien et autres femmes coupées en deux !

« À cas désespérés, traitements désespérés. » (Hippocrate, cité en exergue du film)
La forme éculée de ces films d’horreur, souvent décriée (4), et peut-être à raison quand on note son opportunisme économique visant les adolescents friands d’émotions fortes, demeure passionnante pour mettre à mal la morale et la bienséance « fascisante » des petites bourgades puritaines. En effet, ces dernières dissimulent mal leurs vilains petits secrets, souvent coupables et impunis au regard de leur vitrine morale bien pensante tant vantée et de leur routine ennuyeuse (Lutte sans merci de Philip Leacock en 1962). Ces dernières sont d’une violence extrême, car elles sous-tendent un confort lénifiant imposé par toutes les formes d’autorité alentour (de la police au rôle sur-protecteur du père). Les films d’horreur, avec leurs motifs violents, revendiquent désespérément une réalité sordide que la société nie ou étouffe non sans une plus grande violence encore dans la mesure où elle est cachée, secrète ou dissimulée, c’est-à-dire bien pire que les exactions d’un tueur fou en liberté. L’ordonnance du film ? Attention au quotidien dégénérescent dans lequel toute « démocratie » veut vous enfermer, vous endormir jusqu’à vous faire perdre vos propres repères, vos rêves, votre instinct critique et toute propension intellectuelle à vouloir vous réveiller et vous battre pour des droits qu’on vous soustrait toujours plus.
« Ce qu’on voit n’est pas forcément la réalité. Selon Shakespeare, quelque chose dans la nature, peut-être même dans la nature humaine elle-même, était pourri. Une gangrène disait-il. Bien sûr, la réponse d’Hamlet à cela et aux mensonges de sa mère était une enquête perpétuelle sur les choses. Comme les fossoyeurs qui grattent continuellement sous terre. » (l’enseignante dans Les Griffes de la nuit de Wes Craven)

Au fond, Dr. Rictus est un docteur « moral » dans la même tradition que celui de Caught (5) de Max Ophüls ; sa fonction est interactive. Il tue allégoriquement pour nous les spectateurs. Chaque meurtre traduit des travers de nos sociétés qu’il collecte comme des symptômes et nous les adresse comme des offrandes, un « père fouettard » dont l’adage mordant devrait être le suivant : « C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! »
Derek Woolfenden (sous le pseudonyme de Giulio Basletti, et paru dans le fanzine Kill the Darling le 19/07/2021)
NOTES :
(1) « Slasher (n.m.) : expression anglo-saxonne désignant un sous-genre du cinéma d’horreur apparu en Amérique du Nord au milieu des années 70. Tirée du mot to slash, verbe qui signifie taillader, balafrer, ou frapper à l’aide d’un objet coupant, la « formule » slasher repose sur des codes précis et trois éléments constitutifs qui sont les suivants : un tueur […], une arme […], une victime. » (Mad Movies Hors-Série n°17, Collection thématique : Slasher, le guide sanglant du meilleur de l’horreur)
(2) Deux idées du film (un homme voulant se venger d’une ville et l’ »accouchement » du protagoniste…) pourraient provenir de La Poupée qui dévora sa mère (1976) de Ramsey Campbell : « Ce que je voulais faire avec ce livre, c’est inventer un nouveau monstre, si une telle chose est possible, mais surtout parvenir à écrire un roman, car je n’avais jusque-là commis que des nouvelles. En 1961 ou 1962, j’avais envisagé d’écrire l’histoire d’un sorcier qui décidait de se venger de sa ville ou de son village, dont les habitants lui avaient causé des torts, réels ou imaginaires. Il comptait utiliser des poupées vaudoues pour infliger des difformités aux nouveau-nés – on imagine déjà la scène classique du médecin accoucheur s’exclamant, le visage livide : « Mon Dieu, ça n’a rien d’humain !… » Mais mon sorcier comptait également utiliser ses poupées pour ressusciter les bébés difformes après leur mort. Une idée vraiment écœurante. Et c’est à ce moment-là qu’a éclaté l’affaire des bébés de la thalidomide [dont c’est très certainement inspiré Larry Cohen pour It’s Alive en 1974], et j’ai laissé tomber mon idée qui me semblait un peu trop malvenue. Je suppose qu’elle a refait surface avec le personnage de La Poupée qui dévora sa mère, lequel vient au monde en rongeant le ventre de sa génitrice. » (Ramsey Campbell cité par Stephen King dans Anatomie de l’horreur)
(3) La proximité de la construction d’une scène d’horreur avec une construction de scène comique : Les oreilles entre les dents, Scream, Scary Movie… mais aussi des teen movies avec leurs majorettes, leurs Pom Pom girls (Graduation Day de Herb Freed, Final Exam de Jimmy Huston, Poupées de chair de John Quinn) et surtout leur vision américaine concentrationnaire (Halloween de John Carpenter, The Dorm That Dripped Blood de Stephen Carpenter) dont les poncifs et les stéréotypes se répètent jusqu’à la nausée (le shérif du comté, le directeur de l’école, la station service…) à l’image « cartoonesque » d’un épisode des Simpsons ou d’un Bip Bip et Coyote ! Même la proximité phonétique anglo-saxonne est propice à cette équivoque : kidding / killing, duty / dirty).
(4) « Les victimes nous offrent systématiquement un défilé de jeunes Américains stupides que leur prédilection pour l’alcool, les drogues douces, les blagues idiotes et les séances gloussantes de pelotage condamnent impitoyablement à mort. Le casting puise dans le stock des lookés ‘jeune’ en vogue depuis les comédies pour ados telles National Lampoon’s Animal House. Avec ses moniteurs de colo en route pour l’abattoir, Vendredi 13 est en gros un Meatballs à la viande rouge, et le groupe de jeunes défoncés jouant au ‘Strip Monopoly’ serait tout autant à sa place dans une des suites de Porky’s. » (Kim Newman, A critical guide to contemporary horror films, 1988)
(5) En effet, dans Caught (1949) de Max Ophüls, le docteur, qu’interprète James Mason, soigne l’héroïne, victime des affres du capitalisme (dans ses croyances, ses mœurs). Il soigne les maladies sociologiques et morales mieux que les maux physiques !

