Un bourgeois tout petit petit (Italie, 1977) de Mario Monicelli

Avec Alberto Sordi et Shelley Winters.

Fonctionnaire depuis trente ans, Giovanni Vivaldi (Alberto Sordi) fait en sorte que son fils Mario soit employé dans les bureaux de l’administration. Le jour où Mario va passer le concours d’entrée, il est abattu dans la rue par un criminel. Appelé à identifier des suspects, il en reconnaît un, mais au lieu de le signaler à la police, il l’enlève et le séquestre.

Un bourgeois tout petit petit est un brûlot politique qui n’a rien perdu de sa charge critique et accablante pour l’Italie des années de plomb, bien au contraire… de telle sorte que le film donne l’impression d’être encore plus violent aujourd’hui dans ce qu’il articule, démont(r)e et dénonce. Reprenant le postulat du dispositif vigilante dont le film est légèrement postérieur (d’Un Citoyen se rebelle au Justicier dans la ville), le mal moral et social n’est pas à la place qu’on lui assigne habituellement, il est déjà là, dans la première partie du film qui décrit l’univers restreint, « petit » bourgeois d’un Italien moyen et de sa femme soumise et complice, et de leur dévotion totale à placer leur fils sous les meilleurs hospices de la société italienne d’alors, pourtant bien corrompue. Ce couple favorise, plébiscite des relations corrompues permises grâces aux bons et loyaux services du père de par son milieu professionnel qui, prêt à tout, intègre même l’univers fermé (et « petit ») des francs maçons pour se faire…

« Le cauchemar, la tragédie, avaient été définitivement écartés le jour où son fils avait obtenu son diplôme de chef comptable. À présent, il pouvait regarder les fantômes en face, là devant lui, dans ces vêtements misérables, portant gravés sur leurs visages, comme autant de cicatrices, les marques de travaux humiliants. » (Vincenzo Cerami, Un bourgeois tout petit petit)

Quand Mario meurt, tout s’écroule au point où le père devient criminel, sans qu’une once de culpabilité ne l’effleure ; il ne peut remettre en question ses chimères artificielles et morales ayant impactées aussi bien son foyer (faut voir le machisme qui s’y déploie…) que sa vie professionnelle (faut voir la bureaucratie qui le pressurise).

« Il ne faut pas avoir peur ! lui dit une vieille femme d’un air entendu, tandis que les pleurs reprenaient partout. Parfois, il y en a un qui éclate… à cause des gaz qui se forment. Moi, je dis que ce sont les morts qui se révoltent ! Ils en ont assez de rester là… Ils veulent une sépulture comme les autres. Voilà plus de dix ans que je viens ici. » (Vincenzo Cerami, Un bourgeois tout petit petit)

Un Bourgeois tout petit petit s’inscrit à la fois dans une tradition fantastique, peut-être héritée inconsciemment du Rosemary’s Baby ou du Locataire de Roman Polanski (dans le caractère corruptible d’un quotidien tout autant allégorique que politique) tout en questionnant, comme d’autres films plus ou moins contemporains (Cher papa, Chronique d’un homicide), la place morale et sociopolitique d’une progéniture que les parents veulent modeler selon leurs croyances, pourtant remises en question, critiquées et potentiellement toxiques pour l’avenir de leurs enfants.

Il serait injuste de ne pas évoquer le prodigieux Alberto Sordi qui parachève ici ses emplois tragico-comiques jusqu’à la quintessence ! Sous ses traits pathétiques et grotesques, jamais l’Italien moyen n’aura été montré si vorace et aveugle avec son enfant et, finalement, avec le meurtrier de son fils (du même âge), et en même temps si touchant dans la démonstration de son jeu du comédien comique génial et parasité (corrompu ?) par le réel. La satire sociale est rude, mais parfaite : les jeunes n’ont pas de place ou seulement celle qu’on leur octroie selon l’aval de leurs parents ou/et d’une société répressive veillant au grain.

« Chaque fois qu’Alberto Sordi se réincarne en un nouveau personnage, toute l’Italie le suit pour apprendre un diagnostic, une leçon sur elle-même. Si, dans sa galerie permanente de frustrés, lâches et girouettes, un personnage manquait encore, avec Un bourgeois tout petit petit Monicelli lui garantit une entrée fulgurante dans le fait divers le plus cru d’aujourd’hui, et donc une chance exceptionnelle de renouveler sa propre image. Courage ou inconscience, l’art de Sordi est tout entier dans cette habileté, dans la transformation qui est, en somme, « l’imagination sociologique », apte à saisir le fugitif « sens commun», et à intervenir sur lui. » (Lorenzo Codelli, Positif, juin 1997)

« Sordi (…) avait toujours joué des personnages négatifs, des rôles de Romains mesquins, affairistes, qualunquistes ; dans La Grande pagaille, il jouait le rôle de ce soldat qui s’est toujours accommodé du pouvoir ; à la fin du film nous voulions qu’il ait un sursaut et rejoigne l’insurrection ; il ne voulait pas, il voulait finir sur la scène où il accepte une cigarette de l’Américain. Le contraire de Gassman : il tenait à ses rôles négatifs. » (Propos recueillis par Andrée Tournès, « Age et Scarpelli, scénaristes de la comédie italienne », Jeune Cinéma n° 85, 86)

Derek Woolfenden (paru dans un fanzine avec le pseudonyme Giulio Basletti)