« WE ARE GOING TO SCREW AMERICA »

« Le scénario est presque aussi impossible à raconter que s’il avait été écrit par feu W.C. Fields. » (Jacques Siclier pour sa critique dans Le Monde du 24 janvier 1976)

« 300 000 dollars ont été escroqués aux Indiens par le commandant Cabot (Patrick McGoohan). Joe Merci (Terence Hill) élabore un plan complexe et minutieux afin de les récupérer avec l’aide d’un ami métis, Locomotive Bill (Robert Charlebois), de Lucy (Miou-Miou), et du douteux Jerry Roll. Le colonel Pembroke est chargé de l’enquête. Cabot fait assassiner le colonel. Locomotive prend la place de ce dernier. Cabot n’est pas dupe et démasque l’imposteur. Mais Joe et Locomotive déjoueront les plans et contre-plans ; puis ils restitueront le butin aux Peaux-Rouges. » (Jean François Giré, Il était une fois… le western européen)

Dans Un génie, deux associés, une cloche, Damiano Damiani retourne au western (neuf ans après El Chuncho) et en propose une version parodique et burlesque dont le dispositif narratif repose sur une alliance bouffonne, pour ne pas dire circassienne ! Il parodie le cinéma américain autant que son double critique, le western italien. En effet, Damiani pastiche le dispositif mis en place par Salvatore Laurani et développé ensuite par Franco Solinas… À savoir un gringo qui manipule un Mexicain (El Chuncho (1)), un Noir (Queimada) et enfin, dans sa version humoristique, un Indien (Un génie, une cloche, deux associés). Terence Hill devient une sorte de Polichinelle (2) omniscient ayant le don d’ubiquité d’un Droopy ou les propriétés formelles et narratives d’un Fantômas !

« Pulcinella [Polichinelle], celui des plus anciens canevas en tout cas, déteste et fuit le pathétique et la rhétorique. Il est vrai que, putassier comme il est, il s’en amuse, il joue la passion et le désespoir, il montre sur sa main son cœur palpitant… il jure que la bouffe et la bourse sont les derniers de ses soucis… et ne cherche naturellement qu’à tirer profit de la situation. Mais, à la fin, en vrai cynique, par une sorte de cohérence esthétique, il renonce à tout : les privilèges et le pouvoir l’assomment, l’humilient… Mieux vaut recommencer à zéro : la liberté d’esprit est préférable à un trône ! Pulcinella sait être impitoyable comme seul sait l’être un autre masque, Mister Punch, le fils anglais de Pulcinella. » (Dario Fo, Le Gai Savoir de l’acteur)
Les personnalités attachantes du film s’affranchissent de tout obstacle et défient une nouvelle fois toute crédibilité. Leur caractère positif de « gentils » leur confère une immunité « cartoonesque ». Damiani emprunte sans ambages ni rougeur à l’œuvre de Sergio Leone : ses westerns, ses scénarios (Mon Nom est Personne) et son compositeur attitré (Ennio Morricone).
« Chaque personnage, typé à mort, du génie (Terence Hill, de son vrai nom Mario Girotti) à la cloche (Robert Charlebois), en passant par la petite égérie crado (Miou-Miou) et le méchant de service (Patrick McGoohan), fait son petit numéro en vraie marionnette qu’il est et au mépris de toute vraisemblance. » (Henry Rabine dans La Croix du 2I janvier 1976)
Un génie, deux associés, une cloche relève du pur théâtre de marionnettes ; la bigarrure des personnages hautement manipulables du western italien y est exemplaire ! Un génie, une cloche, deux associés, ou l’ubiquité de Pulcinella à travers Terence Hill. Et surtout ce qu’offre cette dernière figure, bien fantasque et à l’instar du clown, au film italien de Damiano Damiani en 1975… On a souvent opposé le théâtre et le cirque, voire accablé l’un pour défendre ou défier l’autre sans admettre leur complémentarité évidente – et géniale, si elle pouvait avoir lieu. Une dimension « réaliste » et/ou théâtrale et une dimension circassienne et magique furent ainsi opposées dès les premiers temps du cinéma, et les films des frères Lumière à ceux de Georges Méliès. Mais derrière les aberrations « circassiennes » du film, artificiellement ostentatoires (cabrioles, tours de magie du héros de mèche avec une mise en scène fantasque et un montage (3) « pop expérimental »), se cache une profonde insolence qui défie l’impressionnante stature de l’autorité psychologique et ses obsessions d’une vraisemblance ronflante… Le film de Damiani renvoie ainsi l’Amérique à toutes ses traditions avérées artificielles et endosse (assume) volontairement (et avec panache !) toutes les remarques péjoratives et contemporaines à l’encontre du genre qui le contient (le western spaghetti), pour mieux vomir son amertume à la face du monde ! Par exemple, le maquillage grossier et « affiché » de métis, sur le chanteur québécois Robert Charlebois, ridiculise la tradition américaine qui consiste à peinturlurer de grands acteurs pâles pour jouer les Indiens plutôt que de caster de véritables Indiens… Et ne parlons pas de Miou-Miou… : « Le film permet à Miou-Miou de chanter un Gloria mémorable dans un lieu mal famé et de faire le plus drôle des strip-tease dans un désert pas bien fréquenté. » (Robert Chazal dans France-Soir, le 21 janvier 1976). Ou encore : « C’est à Leone qu’on doit l’apparition de Miou-Miou dans cette suite d’aventures rocambolesques : son côté gouailleur parisien, son personnage d’orpheline de feuilleton au grand cœur, est à ce point extravagant qu’il pousse encore plus en avant les limites de ce western de caricature. Ses airs de Bardot en détresse, son côté « rescapée » sans le savoir, correspondent tout à fait à la volonté d’extravagance du réalisateur… » (Henry Chapier, Le Quotidien, 22 janvier 1976). Le foutage de gueule est à son comble et bien de circonstance ; il participe à rendre le film certes absurde, mais bel et bien insolent ! Jamais un film n’aura poussé si loin ses limites, au point de se confondre avec un cartoon de Tex Avery ! On ne s’étonnera pas que Terence Hill adapte Lucky Luke au cinéma quinze années plus tard ! En effet, le film lui permet « d’exécuter un numéro qui s’étire en longueur et tourne au spectacle de cirque (son évasion du fort au son de Cavalerie légère de Suppé). » (Gilles Dagneau pour Image et Son – La Revue du Cinéma, saison 1976)
« Damiani et Leone s’amusent comme des petits fous avec tous les thèmes et clichés du bon vieux western : les parties de cartes au saloon, les duels dans la grand’ rue, les hors-la-loi et autres desperados, les Indiens, l’armée, la construction de la voie ferrée… Tout y est, cul par-dessus tête, dans un méli-mélo sacrilège et complètement dingue. On ne sait jamais dans quel sens le film va partir : il pourrait ne jamais finir, le principe en étant le rebondissement par l’absurde. Jeu de massacre qui n’est pourtant pas aussi gratuit qu’il en a l’air : les traditions militaires en prennent un sacré coup, et la façon dont les Indiens récupèrent leur terre est un pied de nez à toute la sinistre histoire de la conquête de l’Ouest. […] Menant cette danse d’Apaches, un superbe trio : Terence Hill, ex-Trinita et Sabata, toujours aussi nonchalant et sympathique, et le couple Robert Charlebois/Miou-Miou. Charlebois, surtout, est extraordinaire, avec son nez cabossé, son air de chien battu, toujours prêt à se lancer dans les coups les plus impossibles. » (Alain Remond, « Le rebondissement par l’absurde », dans Télérama, le 21 janvier 1976)
« Mais ici la satire d’un genre codifié par Hollywood a été poussée à son paroxysme par les scénaristes – Ernesto Gastaldi et Fulvio Morsella – et le réalisateur Damiano Damiani. Le héros raconte ce qui se passerait dans un western pris au sérieux tandis qu’il obtient le même résultat en jouant une parodie. Nous n’avons pas encore vu dans ce genre de productions des situations aussi rocambolesques. Le héros d’Un génie, deux associés, une cloche n’est pas un tireur d’élite, c’est un magicien de foire. » (Claude Garson dans L’Aurore du 26 janvier 1976)

Les apparences sont donc bien trompeuses… Le personnage de Joe Thanks (Terrence Hill) dynamite comme jamais le genre, celui du western américain (tout en rendant hommage à son pan critique). D’une part, en dénonçant les complots historiques à l’encontre des Indiens pour leur faire porter le chapeau des crimes commis par les Blancs et les massacrer en toute impunité. D’autre part, en représentant la société du spectacle inaugurée par Buffalo Bill, qui transforme et réduit sur son passage tout l’Ouest à une mascarade éhontée, opportuniste et spéculative. Ce qui contribue une nouvelle fois à transformer (vulgariser) l’Histoire en cartes postales comparables à nos images d’Épinal…
« C’est l’éternel triangle, il y a un peu de Jules et Jim, un peu des Valseuses et beaucoup de morale ! Et la morale, je l’ai enfin comprise aujourd’hui. Elle est magnifique la morale… c’est toujours… la buse, là, qui est en haut… et quand le petit se fait chier dessus par une vache, le petit fait cui-cui, cui-cui… l’aigle vient le manger, ça veut dire… quand t’es dans la merde, ferme ta gueule ! » (Robert Charlebois, invité à l’issue de la projection du film durant le festival Fantasia à Montréal, le 27 juillet 2011, dans la salle J.A. De Sève de l’Université Concordia)
Un génie, deux associés, une cloche finit par désamorcer sa propre mise en scène afin de ridiculiser les stéréotypes du western américain et ridiculiser ses archétypes implacables. La mise en abîme est permanente. Chaque séquence devient un spectacle de cabaret, un show, un sketch (à l’italienne), une farce grotesque, un striptease, un slapstick, une pièce de cirque où les exclus prennent leur revanche sur une Histoire despotique, criminelle et toujours actuelle ! Ils s’arrogent le droit de détourner par la même occasion les grandes figures autoritaires propres au western : le tueur sans scrupules (joué par Klaus Kinski), l’austérité fourbe et religieuse d’un prêtre, un colonel hagard de sa propre stupidité, et tout ça sous couvert d’un marivaudage, via ce trio improbable entre Jules et Jim, Butch Cassidy and the Sundance Kid et Les Valseuses, dissimulant mal sa charge critique !
« Les héros de la commedia dell’arte sont toujours des désespérés, des pauvres diables qui se battent contre la vie, contre le monde, contre la faim, la misère, la maladie, la violence. Cependant, tout cela est transformé en rire, est transmué en raillerie, en élément de moquerie plus que de rire à gorge déployée. Cette démarche appartient à une tradition très italienne que j’ai toujours défendue : la comédie à l’italienne vient de là et il n’est pas vrai qu’elle soit vulgaire. Il est certain que la commedia dell’arte était vulgaire, on y parlait toujours de pots de chambre, d’excréments, de clystères, de pets. Il y a, reconnaissons-le, un élément de grossièreté, mais cela n’a pas d’importance parce que la véritable donnée profonde, c’est l’élément de désespoir. » (Jean A. Gili, Le cinéma italien, entretien avec Mario Monicelli)
« La faim, la soif, le chaud, le froid,
La fatigue et la pauvreté,
La violence et la cruauté,
Sont l’ordinaire du grivois. » (Grimmelshausen, Les aventures de Simplicius Simplicissimus)

Les trois protagonistes du film revisitent donc l’Histoire de l’Ouest avec leur imaginaire débonnaire et leur malice. Ils nous invitent dans une farandole où les innocents au cœur pur, pourtant anachroniques dans la violence passée ou contemporaine, s’amusent à blasphémer l’Histoire et sont libres, le temps d’un film, de faire, ce qui leur plaît – autant que le sont Django, dans le film éponyme de Quentin Tarantino, ou les mercenaires de Inglourious Basterds à l’égard de la véracité historique. Enfin, le carnage de Damiani est comparable au jeu de massacre d’Antonin Artaud avec Le Jet de sang (courte pièce tirée de L’ombilic des limbes)…
« Si je commençais à faire des films uniquement pour plaire aux critiques, je crois que je foutrais ma carrière en l’air. Molière disait déjà d’eux : «Quelle bizarre engeance, qui ne cesse d’encenser les pièces que personne ne va voir, et déteste celles que le public adule !» » (Pierre Richard dans un entretien paru dans la revue Cinéma français n°18, 1977)
« Le fantasme récurrent du critique consiste à réécrire la pièce à laquelle il assiste, d’une manière si magistrale qu’elle réussisse à faire crever cette saloperie de théâtre qu’il hait de toutes ses tripes. Ainsi le public n’ira plus qu’au cinéma et lui deviendra critique de cinéma, avec l’espoir d’assassiner le cinéma comme il a assassiné le théâtre. Comme l’on peut voir, le fantasme de chacun est d’échapper à sa fonction, de changer de rôle, de condition, de vie, de lieu ou d’époque. Toutes choses qui, au théâtre, sont parfaitement possibles. » (Roland Topor, Théâtre et Fantasmes)
Film plutôt méprisé parce que totalement incompris (4), Un génie, deux associés, une cloche est pourtant l’une des réponses, peut-être, les plus radicales et cinglantes du cinéma italien à l’égard des États-Unis et son impérialisme : Damiani critique l’idéologie politique véhiculée par le cinéma américain à l’époque de son Âge d’or aussi bien que la politique contemporaine du pays (l’embargo américain à Cuba, la Guerre du Vietnam), comparable à celle de la France (avec la guerre d’Indochine et d’Algérie).
« Adeptes de la contre-persuasion clandestine, ces cinéastes engagés cherchèrent à introduire, dans un cinéma-spectacle qui avait l’adhésion et la sympathie «des plus larges masses populaires», des thèmes radicaux inspirés des théoriciens du tiers-monde et notamment des idées du philosophe anti-colonialiste Frantz Fanon (1925-1961), auteur, en particulier, des Damnés de la terre (1961). […] Ils cherchaient aussi à rappeler les luttes anticoloniales des peuples d’Amérique latine, du Vietnam, d’Afrique, ainsi que celles de minorités ethniques (Noirs, Indiens, Chicanos, Portoricains…) au sein même des États-Unis. » (Ignacio Ramonet, Propagandes silencieuses)
Derek Woolfenden (Texte paru dans un fanzine le 17/05/2021)
NOTES :
(1) Gian Maria Volonté dans El Chuncho ne serait-il pas l’arlequin–faune si bien décrit par Dario Fo ? « Prenons le masque primitif de Zanne, le père d’Arlequin. C’est un masque de la fi n du XVI ème siècle. Il ménage un volume qui privilégie les graves, proches des grognements d’animal, parce que le personnage même était lourdaud : c’était un sauvage impulsif qui faisait des bonds, souvent acrobatiques, mais n’exécutait jamais de ballet, comme fera l’Arlequin-chat du XVIII ème siècle. » (Dario Fo, Le Gai Savoir de l’acteur)
(2) « [L’acteur] Totò avait repris de Polichinelle la fourberie et la misère. Il n’est pas difficile de repérer un même lien à la tradition chez les illustres masques cinématographiques italiens qui suivront ses pas. Gassman n’offre-t-il pas de nouvelles variations de Scaramouche, lui-même avatar du miles gloriosus latin ? […] Ne pourrait-on reconnaître en Manfredi un Arlequin moderne ? Sordi, Mastroianni ou Tognazzi n’évoquent-ils pas tantôt Brighella, tantôt Pantalone, tantôt Il Dottore ? Et comme il n’y a qu’une Colombine, il n’y aura qu’une Monica Vitti. » (Christian Viviani, Le magique et le vrai, L’acteur de cinéma, sujet et objet)
(3) « Le tournage eut lieu en partie aux États-Unis dans Monument Valley. Certains des meilleurs négatifs furent malheureusement volés. La production refusa de payer la rançon exigée pour les récupérer, et il fallut donc refaire quelques scènes avant le montage et utiliser des négatifs de seconde qualité. Cela finit par poser de nombreux problèmes de cohérence au montage, ce qui explique le scénario parfois décousu et le fait que le film sortit en plusieurs versions suivant les pays. » (Fiche wikipedia du film)
« Le négatif du premier montage a été volé. Il n’y avait plus de négatifs. Ils ont donc refait un autre montage, mais avec des prises qui étaient différentes du premier montage. C’est un cas assez rare dans l’histoire du cinéma où ils n’ont jamais retrouvé le négatif d’origine du film ! C’est donc une espèce de rafistolage qu’on a vu à partir d’autres plans qui n’étaient pas issus du négatif d’origine. » (Jean-François Rauger, invité à l’issue de la projection du film durant le festival Fantasia à Montréal, le 27 juillet 2011, dans la salle J.A. De Sève de l’Université Concordia)
(4) « C’est le western-spaghetti le plus exécrable jamais tourné en Italie. » (Michel Mohrt dans Le Figaro du 22 janvier 1976) Et le rire coincé de Jacques Siclier assumant mal son plaisir devant le film : « Ici, la contrefaçon astucieuse (du western américain), portée par l’habileté de la mise en scène, reflète plus les lois d’un système de production mystificateur et très rentable qu’une tentative de création rattachée jusque dans le «sacrilège» à une tradition culturelle. On peut rire, certes. Le tout est de ne pas être dupe. » (dans Le Monde du 24 janvier 1976)

