Vorace (États-Unis, 1999) de Antonia Bird

« La moralité… Le dernier bastion du lâche. »

Western et survival sont les principaux genres qui découpent ou ponctuent Vorace (Ravenous) et que traverse son personnage central, un soldat revenu d’entre les morts (Robert Carlyle) qui décide de devenir cannibale pour survivre et décupler ses forces en ingérant autrui, à l’image du mythe indien du wendigo… Mais cette soif inextinguible menace l’Amérique des premiers colons, et notamment un convoi d’hommes troubles, fourbes ou incompétents que l’armée a mise au rabais dans les tréfonds d’une Amérique sauvage dont le traitement frôle le fantastique.

Vorace raccorde aussi bien la dimension grotesque du 2000 Maniacs d’Herschell Gordon Lewis (association décalée et dérangeante de la musique country guillerette et présence du gore tout du long) que celle, fantastique, du Dracula de Francis Ford Coppola ou d’Entretien avec un vampire de Neil Jordan dans cette soif irréelle de sang qui devient une denrée exceptionnelle, plus encore que l’argent dans Les Rapaces (1924) de Erich von Stroheim ou Le Trésor de la Sierra Madre (1948) de John Huston : « Nous avons juste besoin d’une maison. Et ce pays… cherche à être entier. S’étirant partout… en consommant tout ce qu’il peut. Et nous suivons simplement. » On pense également à Alien (Ridley Scott, 1979) et à Predator (John McTiernan, 1987) dans la description conceptuelle d’un Mal qui se resserre et qui dilapide les personnages pour en aspirer l’humanité, faisant de la créature rien d’autre que le miroir déformé de l’humain.

« A certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le possible des aimants auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve il sort des êtres. L’Inconnu dispose du prodige, et il s’en sert pour composer le monstre. » (Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer)

En effet, l’arrivée de Robert Carlyle correspondrait au retour de John Hurt dans Alien, quand le reste de l’équipée sauvage le récupère mal en point après sa rencontre infortunée avec un « œuf » d’une autre planète… Et les déplacements forestiers de Vorace nous renvoient à la dimension fantastique propre à certains survivals, caractérisé par un hors-champ anamorphosé non dénué d’une certaine mystique : La Patrouille perdue de John Ford, L’Homme sauvage de Robert Mulligan, Les Collines de la terreur de Michael Winner, Predator de John McTiernan, sans oublier Le Convoi sauvage de Richard C. Sarafian pour sa description sanglante et « olfactive » d’une chair humaine en pleine décomposition d’un être toujours vivant ! Le film pousse ensuite ses limites narratives pour épouser la satire, voire la farce (Gran Bolito de Mauro Bolognini), et mettre définitivement son spectateur à mal…

Autant le récit écœure avec son histoire de cannibalisme, autant la traversée des genres décontenance. Il en résulte une œuvre volontairement hybride, insaisissable, qui finit par distiller un profond malaise, le véritable projet immersif, peut-être, de son autrice pour son public…

Le film d’Antonia Bird, malgré tous ces carrefours passionnants, ne parle au fond que d’une seule chose : la voracité au sens figuré et littérale de l’Amérique et de ses colons dans ce western non pas révisionniste, mais fantastique, pour atteindre à une métaphysique toute particulière. Ces familles, ces clans, ce convoi, cette solidarité virile et militaire sont « singés » par ceux qui en ont été contaminés. Et cette folie meurtrière ne supportant pas la solitude va se créer une autre famille (n’en déplaise à celle des vampires de Near Dark de Kathryn Bigelow). Le film assimile le fantastique comme une évidence au genre historique, à l’instar du western. En effet, les blessures mortelles disparaissent dès le moment où le concerné mange de lui-même ou son prochain ! Et puis ils bénéficient d’un pouvoir mystique (à en croire le mythe indien du wendigo) : déplacement rapide ou elliptique, volonté, assurance et rapidité des gestes, voire même une intelligence accrue… Le film reprend la mythologie des aliments bons pour la santé au compte de la viande humaine : les épinards rendent forts, le poisson est bon pour la mémoire, la viande bovine pour les calories, les fruits pour les vitamines par exemples… tout ça pour parachever une vision polémique de l’Histoire américaine bien dérangeante, non sans un zeste d’humour noir qui couronne le tout.

Derek Woolfenden (paru dans un fanzine sous le pseudonyme Takezo Ichikawa, 19/04/2021)