Je verrai toujours vos visages (France, 2023) de Jeanne Herry

« Au risque d’être déstabilisé dans ses croyances, de sens commun, relativement à la figure du monstre d’un côté, à la posture de vindicte de l’autre. En ne se crispant pas sur le seul passé de la faute, la justice restaurative, soucieuse de rétablir les relations entre les personnes affectées par le crime, est de nature à réinscrire chacun dans l’humanité de l’autre, afin de cheminer vers un horizon d’apaisement. Mais elle n’est certainement pas une solution facile, comme le soulignent de nombreux auteurs. » (Préface de Robert Cario de La justice restaurative, Pour sortir des impasses de la logique punitive de Howard Zehr)

Il y a de moins en moins de rapports à l’Autre et le cinéma, qui devrait en favoriser ou encourager l’accès, semble s’en être définitivement éloigné. Les modèles iconiques, ou relevant de l’interprétation subjective, parce que réconfortant notre égo ou notre tentation naturelle (et objective, celle-ci) à être auto-centré, sont légion et nous séparent toujours plus, non seulement de nous-mêmes, au travers de ce fantasme commun (et illusoirement individuel), mais de l’Autre. Ce refus obstiné entre moi et l’Autre est malheureusement entretenu par un diktat économique et culturel, et conjoint à un cynisme exacerbé par ces mêmes figures héroïques qui, de surcroît, promulgue notre détachement. C’est ce dernier facteur qui est interdépendant du divertissement commercial et de l’évasion recherchée, que suscitent et fabriquent les industries cinématographiques, politiques ou pharmaceutiques.

Les réseaux sociaux n’arrangent évidemment rien et leur simulacre de communautés pervertit ou abuse de nos faiblesses morales dont il faudrait pourtant se prémunir aujourd’hui, plus que jamais. L’Autre est toujours coupable, mais celui qui le condamne, l’annule ou l’exécute est plus innocent que jamais dans la mesure où il se protège anonymement avec le plus grand nombre. Et le plus souvent, derrière un écran, ce qui le déresponsabilise à jamais des nombreuses mises à mort qu’il a promulgué d’un seul clic !

« Abattre une personne est plus simple que d’abattre le système qui la soutient. On s’éternise sur ce que quelqu’un.e a dit ou fait sur les réseaux sociaux au lieu de s’intéresser aux instances du pouvoir politique et économique. On agit comme si les injustices sociales découlaient uniquement de la faillite morale de certain.es, au lieu de reconnaître qu’elles sont aussi le résultat d’un processus historique de construction culturelle, politique et socio-économique du pouvoir. » (Elsa Deck-Marsault, Faire justice : Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes)

« Depuis 2014, en France, la Justice Restaurative propose à des personnes victimes et auteurs d’infraction de dialoguer dans des dispositifs sécurisés, encadrés par des professionnels et des bénévoles comme Judith, Fanny ou Michel. Nassim, Issa, et Thomas, condamnés pour vols avec violence, Grégoire, Nawelle et Sabine, victimes de homejacking, de braquages et de vol à l’arraché, mais aussi Chloé, victime de viols incestueux, s’engagent tous dans des mesures de Justice Restaurative. » (Extrait du synopsis du film sur la plateforme internet Allociné)

Le film Je verrai toujours vos visages met étrangement mal à l’aise tout en pouvant nous émouvoir. A première vue, le film trouble, les témoignages des victimes et des infracteurs semblent être très bien retranscrits et très bien incarnés par un casting imposant et concerné : Adèle Exarchopoulos, Elodie Bouchez, Leïla Bekhti, Gilles Lellouche, Dali Benssalah, Fred Testot, Birane Ba, Miou-Miou, Suliane Brahim, Denis Podalydès, Jean-Pierre Darroussin et Raphaël Quenard. La visée pédagogique de la justice restaurative également. Par contre, la deuxième vue du film est susceptible de faire grincer, celle d’une bienveillance tellement marquée qu’elle en devient pudibonde et puritaine, et notamment dans tout ce qui se joue dans le camp des victimes et de leurs alliés (il ne devrait pas y avoir de camps aussi marqués). La complaisance victimaire semble être de mise dans les personnes se voulant utiles à la société jusqu’à intégrer le corps bénévole dans les médiations à l’œuvre en prison, mais elle est aussi de mise dans le point de vue du film, ce qui vient renforcer notre adhésion (pourtant naturellement acquise) aux victimes à l’égard des infracteurs. Est-ce le film ou la tentation obligée des bénévoles à l’œuvre dans ce cadre sensible ?

« Je déteste le crime, cette expression humaine et imbécile du malheur. Une société qui ne serait pas aberrante devrait sans cesse être préoccupée du crime, comme du cancer ou de la tuberculose. Mais on confond le crime et les criminels. On emprisonne les criminels, on les tue même. Le crime ne disparaît pas, ne diminue pas pour autant. » (Robert Badinter, L’Exécution)

Les intervenants de la justice restaurative du film puent la bienveillance, l’humanité exacerbée jusqu’à la nausée comme des automates programmés. Mais la violence, si elle venait à resurgir, qui serait susceptible de l’écouter sans juger ? La justice restaurative devient ainsi, à en croire le déroulement du film, le renforcement d’une majorité citoyenne (victime ou potentiellement victime) à une minorité d’infracteurs sur qui tout le mal ne cessera de reposer, responsables à jamais et sans remise de peine possible, même si leurs propres corps étaient remis au monde extérieur. Simone Weil nous éclaire pourtant là-dessus (autant que Badinter plus haut) : « L’acte méchant est un transfert sur autrui de la dégradation qu’on porte en soi. C’est pourquoi on y incline comme vers une délivrance. » Et c’est ici où l’on peut tous se retrouver, où les frontières manichéennes bien / mal, vrai / faux, Juste / injuste… devraient s’estomper enfin et nous révéler que cet Autre, c’est nous-mêmes ou potentiellement nous-mêmes pris dans l’engrenage d’un réel social tellement fort qu’on en déborde ou qu’on dérive. Et ce n’est pas en stigmatisant son prochain qu’on s’absoudra de nos fautes.

Un manque est donc prégnant au film. Celui de l’ambiguïté. Aucune victime d’accusations diffamatoires du côté des victimes ou du côté des infracteurs signalés par exemple. Cela aurait permis de mieux nuancer cette ligne de démarcation entre victimes et coupables dans la mesure où les coupables peuvent très bien se glisser dans le rôle des victimes soit par pure perversion, soit par survie. C’est ici que l’on comprend mieux l’enjeu du film, celui de surfer sur la vague #metoo, certes intelligemment, mais de manière opportuniste, et contribuant aisément au lobbying agressif toujours en vigueur au travers de nos réseaux sociaux et que les idéologues vont venir instrumentaliser et spéculer pour le pire (l’Extrême Droite le plus souvent). Un lobbying agressif au détriment des victimes puisque celles-ci mériteraient d’être plus nuancées, et ce malgré le brio des comédiens et des comédiennes les incarnant. Où sont ces victimes à rebours de la bien-pensance hégémonique, unilatérale qui (ré)conforte nos préjugés, et répond à nos attentes les plus évidentes.

« La justice restaurative n’est pas la réponse ultime à toutes les situations. Il n’est pas certain non plus qu’elle doive absolument remplacer le système pénal, même dans un monde idéal. Même si la justice restaurative pouvait sans doute bénéficier au plus grand nombre, il faudrait probablement conserver une forme ou une autre de justice pénale à l’occidentale (de préférence orientée par un idéal réparateur), pour venir en renfort et pour garantir le maintien des droits de l’homme les plus élémentaires. » (Howard Zehr, La justice restaurative, Pour sortir des impasses de la logique punitive)

On ne peut donc pas faire un film à la fois irréprochable formellement (ici au travers des enjeux narratifs) et promouvoir la justice restaurative en France. La scène où une médiatrice s’échauffe avec son mentor, sceptique envers le dialogue sollicité par celle-ci entre un agresseur et sa victime est exemplaire. Comme l’explique celui-ci, ce dialogue pourrait mettre politiquement à mal l’intrusion juridique de la justice restaurative en France. Et au détriment des efforts fournis par les concernés, cette discussion discordante entre eux pourrait être la mise en abîme du film, à savoir son choix et sa décision de se ranger finalement du côté du politiquement correct afin de ne pas rompre cette possibilité politique. Le réel entache la fiction quand celle-ci se fait propagande, et même (surtout) avec les meilleures intentions du monde.

« Ce féminisme (ou progressisme) punitif, parent pauvre de positions pro-carcérales, utilise ses propres espaces de lutte comme « lieu de revanche ». Les sanctions appliquées rejouent celles utilisées par le système pénal et judiciaire : l’exclusion sociale, l’isolement et l’enfermement qui suivent un call out, le harcèlement et l’acharnement, le gaslighting et la manipulation des faits, les pressions physiques ou psychologiques. On rejoint ici l’idée de Foucault selon laquelle les moyens étatiques et institutionnelles de contrôle et de sanction sociale sont plus puissants que jamais : auparavant réservés au système pénal-carcéral, ils sont aujourd’hui relayés par les membres de la société civile elleux-mêmes. » (Elsa Deck-Marsault, Faire justice : Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes)

Derek Woolfenden, 2024